Compte rendu N° 16
14 juillet. C’était un mauvais jour pour aller à Warren, gris et bruineux, et cela explique peut-être la dépression qui m’étreint quand j’y pense. Ou peut-être, sans que je veuille me l’avouer, est-ce l’idée d’y être envoyé qui me bouleverse. J’ai emprunté la voiture de Burt. Alice voulait venir avec moi, mais il fallait que je sois seul. J’ai caché à Fay cette visite.
C’est l’affaire d’une demi-heure d’auto pour aller jusqu’à ce village agricole de Warren dans Long Island, et je n’ai pas eu de difficulté à trouver l’endroit : un immense domaine grisâtre, qui se signale au monde extérieur par une entrée encadrée de deux piliers de béton, au bord d’une petite route de traverse, et une plaque de cuivre bien astiquée où l’on peut lire : Warren State Home and Training School. Un panneau limitait la vitesse à 30 km à l’heure, je passai donc lentement devant les grands bâtiments, à la recherche des bureaux de l’administration.
Un tracteur venait dans ma direction, à travers la prairie ; en plus de l’homme qui était au volant, deux autres étaient accrochés à l’arrière. Je passai la tête par la fenêtre de ma voiture et je criai :
— Pouvez-vous me dire où est le bureau de Mr Winslow ?
Le conducteur arrêta le tracteur et fit un signe en avant, vers la gauche :
— À l’hôpital principal. Tournez à gauche, puis à droite.
Je ne pus m’empêcher de remarquer le jeune garçon effaré qui se cramponnait à l’arrière du tracteur. Il n’était pas rasé et il avait un vague sourire vide. Il portait un chapeau de marin avec le bord rabattu enfantinement pour protéger ses yeux, bien qu’il n’y eût pas de soleil. Je croisai un instant son regard, ses yeux écarquillés, interrogateurs, et je dus détourner les miens. Quand le tracteur repartit, je vis dans le rétroviseur qu’il continuait de me regarder, avec curiosité. Cela me bouleversa… il me rappelait Charlie.
Je fus surpris de découvrir que le psychologue en chef était très jeune, un grand garçon mince avec un visage marqué par la fatigue. Mais le calme assuré de ses yeux bleus révélait une force de caractère au-delà de leur expression juvénile.
Il me fit faire le tour de la propriété dans sa propre voiture et me montra le hall de récréation, l’hôpital, l’école, les bureaux administratifs et les pavillons de brique à deux étages qu’il appelait les « cottages » et où vivaient les pensionnaires.
— Je n’ai pas vu de clôture autour de l’Asile, dis-je.
— Non, il n’y a qu’une grille à l’entrée et des haies pour écarter les curieux.
— Mais comment empêchez-vous vos… pensionnaires de… s’en aller, de quitter le domaine ?
Il haussa les épaules et sourit :
— En fait, nous ne le pouvons pas. Quelques-uns s’en vont, mais la plupart reviennent.
— Ne cherchez-vous pas à les rattraper ?
Il me regarda comme s’il essayait de deviner ce qui pouvait se cacher derrière ma question :
— Non. S’ils créent des perturbations, nous l’apprenons vite par les gens de la ville – ou bien la police les ramène.
— Et si ce n’est pas le cas ?
— Si nous n’entendons pas reparler d’eux ou qu’ils ne donnent pas de nouvelles, nous présumons qu’ils ont pu s’adapter de quelque manière satisfaisante au monde extérieur. Il faut que vous compreniez, Mr Gordon, que cet Asile n’est pas une prison. L’État exige, en principe, que nous fassions tout ce qui est en notre pouvoir pour récupérer nos pensionnaires, mais nous ne sommes pas équipés pour surveiller étroitement et en permanence quatre mille personnes. Ceux qui se débrouillent pour s’échapper sont tous des arriérés supérieurs – bien que nous n’en accueillions plus beaucoup de ce genre. Actuellement, nous recevons davantage de cas de lésions cérébrales qui exigent une surveillance constante ; les arriérés supérieurs peuvent aller et venir plus facilement, et au bout d’une semaine environ, la plupart d’entre eux reviennent, quand ils découvrent qu’au-dehors rien n’est fait pour eux. Le monde ne veut pas d’eux et ils s’en rendent vite compte.
Nous sommes descendus de voiture et nous avons marché jusqu’à l’un des cottages. À l’intérieur, les murs étaient carrelés de blanc et une odeur de désinfectant planait dans le bâtiment. Le hall du rez-de-chaussée s’ouvrait sur une salle de récréation où environ soixante-quinze garçons étaient assis, en attendant qu’on sonne la cloche du déjeuner. Ce qui attira immédiatement mon œil, ce fut l’un des plus grands, sur une chaise, dans un coin, qui berçait dans ses bras un autre garçon de quatorze ou quinze ans. Ils se tournèrent tous pour nous regarder quand nous entrâmes et quelques-uns des plus hardis s’approchèrent et m’examinèrent.
— Ne vous inquiétez pas, dit-il en voyant mon expression. Ils ne vous feront pas de mal.
La personne qui était chargée de l’étage, une belle femme solidement charpentée, avec des manches retroussées et un tablier de coton sur sa jupe blanche empesée, s’avança vers nous. À sa ceinture, pendait un trousseau de clés qui s’entrechoquaient tandis qu’elle marchait, et ce n’est que lorsqu’elle se tourna que je vis que le côté gauche de son visage était couvert d’une grande tache lie de vin.
— Nous n’attendions personne aujourd’hui, Ray, dit-elle. Vous ne m’amenez habituellement des visiteurs que le jeudi.
— Je vous présente Mr Gordon, Thelma, de l’Université Beekman. Il ne veut que jeter un coup d’œil pour se faire une idée du travail que nous faisons ici. Je savais que cela n’avait pas d’importance avec vous, Thelma. Tout est toujours bien chez vous, quel que soit le jour.
— Ouais, fit-elle en riant, mais le mercredi nous retournons les matelas. Cela sent bien meilleur ici, le jeudi.
Je remarquai qu’elle se tenait à ma gauche de façon que la tache de son visage soit cachée. Elle me fit visiter le dortoir, la buanderie, les réserves et la salle à manger où le couvert était mis, n’attendant plus que les plats qu’allait livrer l’intendance centrale. Elle souriait en parlant et son expression, sa coiffure en chignon au sommet de la tête la faisaient ressembler à une danseuse de Toulouse-Lautrec, mais elle ne me regardait jamais en face. Je me demandais ce que ce serait pour moi de vivre ici sous sa surveillance.
— Ils sont assez convenables dans ce bâtiment, dit-elle, mais vous savez ce que c’est. Trois cents garçons – soixante-quinze par étage – et nous ne sommes que cinq pour veiller sur eux. Ce n’est pas facile de les tenir en main. Mais c’est bien mieux que dans les cottages sales. Le personnel, là, ne reste pas longtemps. Avec des bébés, on n’y fait pas tellement attention, mais quand ils arrivent à l’âge adulte et qu’ils ne peuvent toujours pas prendre soin d’eux-mêmes, cela devient d’une saleté sans nom.
— Vous me semblez être une très gentille personne, dis-je. Les garçons de ce pavillon ont de la chance de vous avoir comme surveillante.
Elle rit franchement, en regardant toujours devant elle, et en découvrant ses dents blanches.
— Ils ne sont ni mieux ni plus mal que les autres. J’aime beaucoup mes garçons. Ce n’est pas un travail facile, mais on est récompensé quand on sait combien ils ont besoin de vous.
Son sourire la quitta un instant :
Les enfants normaux grandissent trop vite, ils cessent d’avoir besoin de vous… ils s’en vont de leur côté… oublient qui les a aimés et a pris soin d’eux. Mais ceux-là ont besoin de tout ce que vous pouvez leur donner… toute leur vie.
Elle rit de nouveau, embarrassée de son sérieux.
— Le travail est dur ici, mais il en vaut la peine.
Quand nous revînmes en bas où Winslow nous attendait, la cloche du déjeuner sonna, et tous les garçons se rendirent en rang à la salle à manger. Je remarquai que l’adolescent qui tout à l’heure tenait un plus petit garçon dans ses bras, le conduisait à table en le tenant par la main.
— Étonnant, dis-je, en les montrant d’un signe de tête.
Winslow hocha la tête lui aussi :
— Le grand, c’est Jerry, et l’autre est Dusty. Nous voyons souvent cela ici. Quand personne n’a le temps de s’occuper d’eux, quelquefois, ils en savent assez pour rechercher un contact humain, une affection entre eux.
Alors que nous passions devant l’un des autres cottages en nous dirigeant vers l’école, j’entendis un cri suivi d’un gémissement, repris et répété par deux ou trois autres voix. Il y avait des barreaux aux fenêtres.
Winslow eut l’air gêné pour la première fois de cette matinée.
— Un cottage de haute sécurité, expliqua-t-il, des arriérés atteints de troubles émotionnels. S’ils en avaient l’occasion, ils se feraient du mal ou en feraient aux autres. Nous les mettons dans ce cottage K. Toujours enfermés.
Des patients atteints de troubles émotionnels ici ? Ne devraient-ils pas être dans des hôpitaux psychiatriques ?
— Oh ! bien sûr, dit-il, mais leur cas est difficile. Certains, qui sont des cas limites, ne sombrent dans les troubles émotionnels qu’après avoir été ici un certain temps. D’autres nous ont été envoyés par les tribunaux, et nous ne pouvons faire autrement que de les admettre, même s’il n’y a réellement pas de place pour eux. Le vrai problème est qu’il n’y a de place pour personne nulle part. Savez-vous combien il y en a sur notre liste d’attente ? Quatorze cents. Et nous n’aurons peut-être de la place que pour vingt-cinq ou trente d’entre eux, d’ici la fin de l’année.
— Où sont ces quatorze cents, en ce moment ?
— Dans leurs familles. Quelque part au-dehors, attendant une place ici ou dans une autre institution. Voyez-vous, notre problème d’espace n’est pas le même que celui des hôpitaux encombrés. Nos patients viennent généralement ici pour y demeurer le reste de leur vie.
Comme nous arrivions au bâtiment neuf de l’école, une construction sans étage, en verre et en béton, avec de grandes baies, j’essayai de m’imaginer ce que ce serait de me trouver dans ces longs couloirs, en tant que pensionnaire. Je me vis au milieu d’une rangée d’hommes et d’adolescents attendant d’entrer dans une salle de classe. Peut-être, serais-je l’un de ceux qui poussaient un autre garçon dans un fauteuil roulant, ou qui en guidaient un par la main, ou qui en tenaient un plus jeune dans leurs bras.
Dans l’une des classes de menuiserie, un groupe de grands fabriquaient des bancs sous la direction d’un professeur ; ils se rassemblèrent autour de nous en me regardant avec curiosité. Le professeur posa sa scie et vint vers nous.
— Je vous présente Mr Gordon, de l’Université Beekman, dit Winslow. Il veut jeter un coup d’œil sur quelques-uns de nos pensionnaires. Il songe à acheter l’établissement.
Le professeur rit et montra ses élèves :
— Hé bien, s’il l’ach… achète, il fau… faudra qu’il nous prenne av… avec. Fau… faudra aussi qu’il nous pro… procure dav… davantage de b…ois pour tra… vailler.
Il me fit faire le tour de l’atelier. Je remarquai à quel point ces garçons étaient étrangement calmes. Ils s’activaient à leur travail, à poncer ou à vernir les bancs terminés, mais ils ne parlaient pas.
Ce sont mes é… élèves si… silencieux, vous savez, dit-il, comme s’il sentait ma question implicite. S… sourds-mu… muets.
— Nous en avons une bonne centaine ici, expliqua Winslow, au titre d’une étude spéciale, financée par le gouvernement fédéral.
C’était incroyable ! Qu’ils étaient démunis, désarmés par rapport aux autres êtres humains ! Arriérés mentalement, sourds, muets… et pourtant, ils ponçaient ardemment des bancs.
L’un des garçons qui était en train de serrer un bloc de bois dans la presse de son établi, arrêta ce qu’il faisait, toucha le bras de Winslow, et désigna le coin où de nombreux objets achevés séchaient sur des étagères de présentation. Il montra un pied de lampe sur la seconde étagère, puis se montra lui-même. C’était un travail malhabile, instable, mal fini, au vernis épais et inégal. Winslow et le professeur lui en firent grand compliment. Le garçon eut un sourire d’orgueil et me regarda, attendant aussi mes éloges.
— Oui, vraiment, dis-je en exagérant l’articulation des mots, c’est très bien… très joli. »
Je le dis parce qu’il en avait besoin, mais cela sonnait creux en moi. Le garçon me sourit et quand nous fûmes sur le point de nous en aller, il s’approcha et me toucha le bras pour me dire au revoir. Cela me serra le cœur et j’eus beaucoup de peine à maîtriser mon émotion jusqu’à ce que nous fussions de nouveau dans le corridor.
Le principal de l’école était une petite dame dodue, maternelle, qui me fit asseoir devant un grand graphique, aux indications calligraphiées, montrant les différents types de patients, le nombre d’enseignants affectés à chaque catégorie et les sujets en cours d’étude.
— Bien entendu, expliqua-t-elle, nous ne recevons plus beaucoup de patients à Q.I. relativement élevé. Les Q.I. de soixante à soixante-dix sont de plus en plus pris en charge dans des classes spéciales des écoles communales, ou dans des établissements particuliers qui s’occupent d’eux. La plupart de ceux que nous recevons sont capables de vivre au-dehors, dans des maisons d’accueil, dans des pensions de famille, et travaillent à des tâches simples dans des fermes, des ateliers ou des blanchisseries…
— Ou des boulangeries, suggérai-je.
Elle plissa le front :
— Oui, je crois qu’ils pourraient. Nous classons donc aussi nos enfants (je les appelle tous des enfants ; quel que soit leur âge, ce sont tous des enfants ici), nous les répartissons entre « propres » et « sales ». Cela rend l’administration de leurs cottages beaucoup plus facile, si l’on peut les classer de cette manière. Certains des « sales » sont des cas graves de lésions cérébrales, qu’on garde dans des lits spéciaux, et qui seront soignés de cette manière jusqu’à la fin de leurs jours…
— Ou jusqu’à ce que la science trouve un moyen de leur porter secours.
— Oh ! m’expliqua-t-elle avec un sourire, je crains qu’ils ne soient au-delà de tout secours.
— Personne n’est au-delà de tout secours.
— Elle me considéra avec incertitude :
— Non, non, bien sûr, vous avez raison. Il faut toujours espérer.
Je l’avais rendue nerveuse. Je souris intérieurement à la pensée de ce que ce serait si l’on me ramenait ici pour être l’un de ces enfants. Serais-je propre ou non ?
Une fois revenus dans le bureau de Winslow, nous primes le café en bavardant de son travail.
— On est bien ici, dit-il. Nous n’avons pas de psychiatre attaché à l’établissement, seulement un consultant qui vient une fois par quinzaine. C’est tout aussi bien. Tous les membres du personnel psychiatrique se dévouent à leur travail. J’aurais pu engager un psychiatre, mais avec le salaire qu’il aurait fallu lui payer, je peux engager deux psychologues – des gens qui ne craignent pas de faire don d’une partie d’eux-mêmes à ces pauvres gens.
— Que voulez-vous dire par « une partie d’eux-mêmes » ?
Il me considéra un instant, puis dans sa lassitude passa une colère :
— Il y a un tas de gens qui veulent bien donner de l’argent ou des choses, mais très peu qui donneraient du temps ou de l’affection. C’est cela que je veux dire.
Sa voix devint âpre et il me désigna un biberon vide sur un rayon de la bibliothèque, de l’autre côté de la pièce.
— Vous voyez ce biberon ?
— Je lui dis que je m’étais demandé ce qu’il faisait là, en entrant dans son bureau.
— Hé bien, combien de personnes connaissez-vous qui seraient disposées à prendre un homme adulte dans leurs bras et à lui donner le biberon ? Et à risquer que le pauvre urine ou fasse ses besoins sur eux ? Vous semblez surpris. Vous ne pouvez pas comprendre cela, n’est-ce pas, du haut de votre tour d’ivoire de chercheur ? Que savez-vous de ce que cela signifie d’être exclu de toute expérience humaine comme nos patients l’ont été ?
Je ne pus réprimer un sourire et il se méprit apparemment, car il se leva et mit brusquement fin à notre conversation. Si je reviens ici pour y demeurer, et qu’il découvre toute mon histoire, je suis certain qu’il comprendra. Il est homme à pouvoir le faire.
Dans l’auto, en quittant l’Asile Warren, je ne savais que penser. Une sensation de grisaille glacée m’enserrait – un sentiment de résignation. Il n’avait pas été question de rétablissement, de guérison, d’envoyer un jour ces malheureux reprendre une place dans le monde. Personne n’avait parlé d’espoir. C’était une sensation de mort vivante – ou même pire, de n’avoir jamais vraiment eu de vie, ni de conscience. Des êtres vides dès l’origine et condamnés à rester dans le vague du temps et de l’espace de chacun de leurs jours…
Je m’interrogeais sur la surveillante du cottage avec son visage taché de rouge, le professeur bègue de l’atelier, et la directrice maternelle, et le jeune psychologue à l’air las, et j’aurais voulu savoir ce qui les avait conduits à venir là, travailler et se dévouer à ces êtres rudimentaires. Comme ce garçon qui tenait un de ses cadets dans ses bras, chacun d’eux avait trouvé une satisfaction profonde en faisant don d’une partie de lui-même à ceux qui étaient si dépourvus.
Mais qu’en était-il de ce que l’on ne m’avait pas montré ?
Bientôt, je reviendrai peut-être à Warren, pour y passer le reste de mes jours avec les autres… à attendre.
15 juillet. Je remets de jour en jour une visite à ma mère. Je veux la voir et je ne le veux pas. Pas avant d’être certain de ce qui va m’arriver. Voyons d’abord comment va mon travail et ce que je découvre.
Algernon refuse maintenant de courir dans le labyrinthe, sa motivation générale a décru. Je suis allé la voir aujourd’hui et, cette fois, Strauss était là, lui aussi. Nemur et lui avaient l’air très perturbés en regardant Burt la faire manger de force. C’est étrange de voir cette petite boule de poils blancs attachée sur la table de travail et Burt lui ingurgitant la nourriture avec un compte-gouttes.
Si cela continue, il faudra qu’ils se mettent à l’alimenter par injection. En regardant Algernon se débattre cet après-midi, dans ses minuscules attaches, je les sentais autour de mes bras et de mes jambes, j’en étouffais et j’ai dû sortir du labo pour prendre l’air. Il faut que je cesse de m’identifier à elle.
Je suis allé au Murray’s Bar et j’ai bu quelques verres.
Puis j’ai appelé Fay et nous avons fait la tournée des boîtes. Fay n’est pas contente parce que je ne l’emmène plus danser, elle s’est mise en colère et m’a laissé en plan hier soir. Elle n’a aucune idée de mon travail, et ne s’y intéresse pas ; quand j’essaie de lui en parler, elle ne fait aucun effort pour cacher son ennui. Elle ne veut pas se faire de soucis et je ne peux le lui reprocher. Elle ne s’intéresse qu’à trois choses autant que je puisse en juger : danser, peindre et faire l’amour. Et la seule que nous avons, en fait, de commun, c’est l’amour. Il est stupide de ma part de vouloir l’intéresser à mon travail. Elle va donc danser sans moi. Elle m’a dit avoir rêvé l’autre nuit qu’elle était entrée dans l’appartement, avait mis le feu à tous mes livres et tous mes papiers, et que nous nous étions mis à danser autour des flammes. Il faut que je fasse attention. Elle devient possessive. Je viens de m’apercevoir, ce soir, que chez moi cela commence à ressembler à son appartement – un fouillis désordonné. Il faut que je boive moins.
16 juillet. Alice a rencontré Fay hier soir. J’avais été inquiet de ce qui se produirait si elles se trouvaient face à face. Alice était venue me voir après avoir appris, par Burt, l’état d’Algernon. Elle sait ce que cela peut signifier et elle se sent toujours responsable de m’avoir encouragé au départ.
Nous avons pris le café et bavardé assez tard. Je savais que Fay était allée danser au Stardust Ballroom, je ne m’attendais donc pas à ce qu’elle rentre si tôt chez elle. Mais vers 1 heure trois quarts du matin, l’apparition soudaine de Fay sur l’escalier de secours nous fit sursauter. Elle cogna, poussa la fenêtre entrouverte et sauta en valsant dans la pièce, une bouteille à la main.
— Je m’invite à votre petite soirée, dit-elle. J’ai apporté de quoi boire.
Je lui avais dit qu’Alice collaborait au programme en cours à l’université et, au début, j’avais parlé de Fay à Alice ; elles ne furent donc pas surprises de se rencontrer. Et après s’être considérées pendant quelques secondes, elles se mirent à discuter d’art et aussi de moi, et tout cela en paraissant complètement oublier que j’étais là, près d’elles. Elles se plaisaient mutuellement.
— Je vais faire du café, dis-je, et je m’en fus dans la cuisine pour les laisser seules.
Quand je revins, Fay, qui avait quitté ses souliers, était assise sur le plancher et buvait le gin à la bouteille. Elle était en train d’expliquer à Alice que, à son avis, rien n’était meilleur que les bains de soleil pour le corps humain, et que les colonies nudistes étaient la solution aux problèmes moraux du monde.
Alice riait nerveusement à la proposition de Fay qui voulait que nous nous inscrivions tous dans une colonie de nudistes ; elle se pencha en avant et accepta le verre de gin que Fay lui avait versé.
Nous restâmes assis à discuter jusqu’à l’aube et j’insistai pour raccompagner Alice chez elle. Quand elle protesta que ce n’était pas nécessaire, Fay m’appuya en déclarant qu’elle serait folle de s’en aller seule dans les rues à cette heure. Je descendis donc avec elle et je hélai un taxi.
— Elle a je ne sais quoi, dit Alice en chemin, sa franchise, sa candeur confiante, sa générosité désintéressée…
Je le reconnus volontiers.
— Et elle t’aime, dit Alice.
Non, elle aime tout le monde, déclarai-je. Je ne suis que le voisin d’en face.
— N’es-tu pas amoureux d’elle ?
— Je secouai la tête :
Vous êtes la seule femme que j’aie jamais aimée.
— Ne parlons pas de cela.
— Alors, vous me privez d’un grand sujet de conversation.
— Il n’y a qu’une chose qui m’ennuie, Charlie. Que tu boives tant. J’ai entendu parler de ce qui s’ensuit parfois.
— Dites à Burt qu’il limite ses observations et ses rapports aux données expérimentales. Je ne veux pas qu’il vous empoisonne sur mon compte. Je peux me débrouiller en ce qui concerne la boisson.
— J’ai déjà entendu cela.
— Mais jamais venant de moi.
— C’est la seule objection que j’ai contre elle, dit-elle. Elle t’a entraîné à boire et elle t’empêche de faire ton travail.
— Je peux me débrouiller avec cela aussi.
— Ce travail est maintenant très important, Charlie. Non seulement pour le monde et des millions d’inconnus, mais pour toi. Charlie, il faut que tu trouves la solution de ce problème pour toi aussi. Ne laisse personne te lier les mains.
— Ah ! voilà enfin la vérité qui apparaît. Vous voudriez que je la voie moins souvent.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit.
— Mais c’est ce que vous avez voulu dire. Si elle m’empêche de faire mon travail, il faut que je la raye de ma vie.
— Non, je ne pense pas que tu doives la rayer de ta vie. Elle te fait du bien. Tu as besoin d’une femme qui connaît la vie comme elle la connaît.
— Vous aussi vous pourriez me faire du bien.
Elle détourna les yeux.
— Pas de la même manière qu’elle.
Elle me regarda de nouveau en face :
— Je suis venue ce soir chez toi, prête à la haïr. Je voulais ne la voir que comme une fille aussi méprisable que stupide, dont tu t’étais encombré. J’avais de grands projets pour m’interposer entre vous et te sauver d’elle malgré toi. Mais maintenant que je l’ai rencontrée, je me rends compte que je n’ai pas le droit de juger sa conduite. Je pense qu’elle te fait du bien. Et cela me désarme. J’ai de la sympathie pour elle, même si je la désapprouve. Mais il n’empêche que si tu dois boire avec elle et passer tout ton temps à danser avec elle dans les boîtes de nuit et les cabarets, alors elle est un obstacle sur ton chemin. Et c’est, un problème que toi seul peut résoudre.
— Encore un de plus ? dis-je en riant.
En es-tu capable ? Tu tiens profondément à elle. Je le sens.
— Pas si profondément.
— Lui as-tu dit la vérité sur toi ?
— Non
Je la vis se détendre imperceptiblement. En gardant mon secret pour moi, je ne m’étais pas livré entièrement à Fay. Si merveilleuse qu’elle fût, elle n’aurait jamais compris ; nous le savions tous les deux, Alice et moi.
J’avais besoin d’elle, dis-je, et dans un certain sens, elle avait besoin de moi, et de vivre l’un en face de l’autre, bon, c’était disons commode, c’est tout. Mais je n’appellerais pas cela de l’amour – ce n’est pas la même chose que ce qui existe entre nous.
Elle baissa les yeux, regardant ses mains, le front plissé.
— Je ne suis pas certaine de savoir ce qui existe entre nous.
— Un sentiment si profond et si absolu que le Charlie qui demeure en moi est terrifié chaque fois qu’il semble y avoir la moindre chance que je fasse l’amour avec vous.
— Et pas avec elle ?
Je haussai les épaules :
— C’est pourquoi je sais que ce n’est pas grave avec elle. Cela n’est pas assez important pour que Charlie s’affole.
— Superbe ! s’esclaffa-t-elle, et d’une suprême ironie ! Quand tu parles de lui comme cela, je le hais de s’interposer entre nous. Penses-tu qu’il te laissera jamais… qu’il nous laissera jamais…
— Je ne sais pas. Je l’espère.
Je la quittai à sa porte. Nous nous serrâmes la main et pourtant, bizarrement, ce fut plus étroit et plus intime qu’un baiser ne l’aurait été.
27 juillet. Je travaille sans arrêt. En dépit des protestations de Fay, je me suis fait installer un lit dans le labo. Elle devient trop possessive et trop jalouse de mon travail. Je crois qu’elle pourrait tolérer une autre femme, mais non cette complète absorption dans une activité qu’elle ne peut pas suivre. Je craignais que cela n’en arrive là, mais à présent je n’ai plus aucune patience vis-à-vis d’elle. Je regrette chaque moment volé à mon travail… j’en veux à quiconque tente de me prendre mon temps.
Bien que la plus grande partie des instants que je passe à écrire soit consacrée à des notes que je garde dans un dossier séparé, de temps en temps, il faut que je mette mes pensées et mes états d’âme sur le papier, par pure habitude.
L’analyse de l’intelligence est une étude passionnante. En un certain sens, c’est le problème qui m’a intéressé toute ma vie. C’est à cela que je dois appliquer toutes les connaissances que j’ai acquises.
Le temps a maintenant pris une nouvelle dimension : le travail et la concentration pour la recherche d’une solution. Le monde autour de moi et mon passé semblent lointains et déformés, comme si le temps et l’espace étaient une pâte molle qu’on peut étirer, mettre en boule, tordre et retordre jusqu’à ne plus la reconnaître. Les seuls objets réels sont les cages et les souris et l’appareillage de ce labo, au quatrième étage du bâtiment principal.
Il n’y a plus ni nuit ni jour. Il faut que je fasse tenir toute une vie de recherches en quelques semaines. Je sais que je devrais me reposer, mais je ne le peux pas jusqu’à ce que je sache la vérité sur ce qui va arriver.
Alice m’est d’un grand secours à présent. Elle m’apporte des sandwiches et du café, mais elle ne me demande rien.
À propos de mes perceptions : tout est net et clair, chaque sensation exaltée et avivée au point que les rouges, les jaunes et les bleus resplendissent. Dormir ici produit un étrange effet. Les odeurs des animaux de laboratoire, chiens, singes, souris, m’entraînent dans un tourbillon de souvenirs, et il m’est difficile de savoir si j’éprouve une nouvelle sensation ou si me revient une sensation ancienne. Il est impossible de dire la proportion des souvenirs et de ce qui existe dans le présent – si bien qu’un étrange mélange se forme de souvenir et de réalité ; du passé et du présent ; de réaction aux stimuli emmagasinés dans mes centres cérébraux, et de réaction aux stimuli venant de cette salle. C’est comme si tout ce que j’ai appris s’était fondu en un univers de cristal qui tournoie devant moi de telle façon que je peux voir toutes ses facettes briller en splendides éclats de lumière…
Un singe assis au milieu de sa cage me considère de ses yeux indolents, il se frotte les joues avec ses petites mains fripées de vieillard… tchï… tchlï… tchïlt… et il saute au grillage de sa cage, grimpe pour se balancer au-dessus de l’autre singe assis qui regarde dans le vide. Il urine, fait ses besoins, lâche un pet, me regarde et rit, tchï… tchïl… tchïïl…
Et il bondit, saute, rebondit en l’air, retombe, se balance, essaie d’attraper la queue de l’autre singe, mais celui-ci, penché sur la barre, la rejette, sans histoire, hors de sa portée. Gentil singe… joli singe… avec des yeux vifs et une queue agile. Puis-je lui donner une cacahouète ? Non ! hurle le gardien. L’écriteau dit de ne rien donner à manger aux animaux. C’est un chimpanzé. Puis-je le caresser ? Non. Je veux caresser le sim…pan…zé. Tant pis, allons voir les éléphants.
Dehors, une foule de gens au soleil se promènent en tenue de printemps.
Algernon est couchée dans sa saleté, immobile, et les odeurs sont plus fortes que jamais. Qu’en sera-t-il de moi ?
28 juillet. Fay a un nouvel ami. Je suis rentré chez moi, hier soir, désireux de la rejoindre. Je suis d’abord passé dans mon appartement pour prendre une bouteille, puis j’ai emprunté l’escalier de secours. Mais heureusement, j’ai regardé avant d’entrer. Ils étaient tous deux sur le canapé. Bizarre, cela ne me fait vraiment rien. C’est presque un soulagement.
Je suis retourné au labo, travailler avec Algernon. Elle sort par moments de sa léthargie. De temps en temps, elle parcourt le labyrinthe à transformations, mais si elle échoue et se trouve dans une impasse, elle réagit violemment. Quand j’arrivai au labo, j’allai regarder. Elle était éveillée et vint vers moi comme si elle me reconnaissait. Elle avait envie de travailler et quand je la fis passer par la porte à coulisse dans le labyrinthe grillagé, elle fila rapidement dans les couloirs jusqu’à sa cagette d’arrivée. Deux fois, elle parcourut le labyrinthe avec succès. La troisième fois, elle fit la moitié du parcours, s’arrêta à un croisement et, dans un mouvement incertain, prit le mauvais couloir. Je voyais ce qui allait arriver et j’aurais voulu me pencher et la soulever avant qu’elle n’aboutisse à une impasse, mais je me retins et j’observai.
Quand elle s’aperçut qu’elle suivait un parcours qu’elle ne reconnaissait pas, elle ralentit et ses actes devinrent désordonnés : partir, s’arrêter, revenir en arrière, se retourner, repartir en avant jusqu’à ce qu’elle se trouve finalement dans le cul-de-sac qui, d’un petit choc électrique, l’avertit qu’elle avait fait une erreur. À ce moment, au lieu de revenir en arrière pour trouver un autre chemin, elle se mit à tourner en rond, à couiner comme une aiguille de phonographe qui déraille. Elle se jetait contre les parois du labyrinthe, tombait et s’y jetait de nouveau. Deux fois, elle se prit les griffes dans le grillage du dessus, couinant très fort ; puis elle lâcha prise et essaya encore désespérément. Enfin, elle s’arrêta et s’enroula en une petite pelote serrée.
Lorsque je la pris, elle ne fit aucune difficulté pour se dérouler, mais demeura dans une sorte de stupeur cataleptique. Quand je déplaçais sa tête ou ses pattes, elles restaient telles que je les avais placées, comme en cire. Je la remis dans sa cage et l’observai jusqu’à ce que la stupeur passe, après quoi elle se mit à aller et venir normalement.
Ce qui m’échappe, c’est la raison de sa régression. Est-ce un cas spécial ? Une réaction isolée ? Ou y a-t-il un principe général d’échec inhérent à tout le processus ? Il faut que j’en trouve la loi.
Si je la découvre, si j’ajoute ne serait-ce qu’un iota d’information à ce qui peut déjà avoir été trouvé au sujet de l’arriération mentale, avec la possibilité de venir en aide à d’autres tels que moi, je serai satisfait. Quoi qu’il m’arrive, j’aurai vécu des milliers de vies par ce que j’aurai pu apporter à d’autres qui ne sont pas encore nés.
Je n’en demande pas plus.
31 juillet. Je suis au bord du précipice. Je le sens. Ils pensent tous que je me tue en travaillant à cette allure, mais ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que je vis à un sommet de clarté et de beauté dont j’ignorais jusqu’à l’existence. Chaque partie de moi-même est en parfaite harmonie avec ce travail. Je m’en imprègne par tous les pores durant le jour, et la nuit – dans les instants qui précèdent ma chute dans le sommeil – les idées explosent dans ma tête comme un feu d’artifice. Il n’y a pas plus grande joie que l’éclatement d’une solution à un problème.
Il est incroyable que cette énergie bouillonnante, cet enthousiasme qui anime tout ce que je fais, puisse m’être enlevé. C’est comme si toutes les connaissances que j’ai absorbées au cours des derniers mois se combinaient pour me soulever vers un apogée de lumière et de compréhension. C’est la beauté, l’amour et la vérité réunies. C’est la joie. Et maintenant que j’ai trouvé cela, comment pourrais-je l’abandonner ? La vie et le travail sont ce qu’un homme peut avoir de plus merveilleux. Je suis épris de ce que je fais, parce que la solution du problème est là dans mon cerveau et que bientôt – très bientôt – elle éclatera dans mon esprit. Je prie Dieu de me laisser résoudre cet unique problème, c’est sa solution que je désire, je n’en veux pas d'autre, et si je ne l’obtiens pas, j’essaierai d’être reconnaissant de ce que j’ai eu.
Le nouvel ami de Fay est un professeur de danse du Stardust Ballroom. Je ne peux vraiment pas lui en vouloir puisque j’ai si peu de temps à passer avec elle.
11 août. Impasse complète depuis deux jours. Rien. J’ai pris un mauvais tournant quelque part, car je trouve des réponses à des tas de questions, mais pas à la plus importante de toutes : en quoi la régression d’Algernon affecte-t-elle l’hypothèse de base de toute l’expérience ?
Heureusement, j’en sais assez sur les processus de l’esprit pour que ce blocage ne m’inquiète pas outre mesure. Plutôt que de m’affoler et d’abandonner (ou ce qui serait pire, de m’acharner à chercher des réponses qui ne viennent pas), il faut que je chasse ce problème de mon esprit pendant un moment et que je le laisse mijoter. Je suis allé aussi loin que je peux sur le plan conscient, et maintenant il s’agit d’affronter ces mystérieuses opérations qui se déroulent au-dessous du niveau de la conscience. C’est une chose inexplicable de constater à quel point tout ce que j’ai appris me renvoie à ce problème. S’y acharner trop ne fait que le bloquer. Combien de grands problèmes sont restés non résolus parce que les chercheurs n’en savaient pas assez, ou n’avaient pas suffisamment confiance dans le processus de créativité ni en eux-mêmes, pour laisser tout leur cerveau y travailler ?
J’ai donc décidé, hier, de laisser le travail de côté pour un moment et d’aller au cocktail donné par Mrs Nemur en l’honneur des deux membres du conseil de la Fondation Welberg qui ont contribué à faire obtenir la subvention de son mari. J’avais l’intention d’y emmener Fay, mais elle prétexta qu’elle avait un rendez-vous et préférait aller danser.
Je partis pour cette soirée avec la ferme intention d’être aimable et de me faire des amis. Mais ces temps-ci, j’ai des difficultés à communiquer avec les gens. Je ne sais pas si cela tient à moi ou à eux, mais tout essai de conversation s’évanouit habituellement au bout d’une minute ou deux et des barrières s’élèvent. Est-ce parce qu’ils ont peur de moi ? Ou qu’au fond d’eux-mêmes, cela ne les intéresse pas et que j’ai la même sensation vis-à-vis d’eux ?
Je bus un verre et errai dans le vaste salon. De petits groupes de gens assis étaient engagés dans des conversations du genre auquel je trouve impossible de me mêler. Finalement, Mrs Nemur me prit en main et me présenta à Hyram Harvey, l’un des membres du conseil de la Fondation. Mrs Nemur est une femme séduisante, aux abords de la quarantaine, cheveux blonds, très maquillée, avec de grands ongles rouges. Elle avait passé son bras sous celui de Harvey,
— Comment vont ces recherches ? s’informa-t-elle.
— Aussi bien qu’on puisse l’espérer. J’essaie en ce moment de résoudre un problème ardu.
Elle alluma une cigarette et me sourit.
— Je sais que tous ceux qui travaillent à ce programme vous sont reconnaissants d’avoir décidé de vous y mettre et de les aider à le mener à bien. Mais j’imagine que vous préféreriez travailler à des recherches personnelles. Ce doit être un peu ennuyeux de reprendre le travail de quelqu’un, plutôt qu’un autre que l’on a conçu et créé soi-même.
Elle était intelligente, il n’y avait pas de doute. Elle ne voulait pas que Harvey oublie que c’était à son mari que revenait le mérite. Je ne pus m’empêcher de lui renvoyer la balle :
— Personne n’entreprend rien de réellement neuf, Mrs Nemur. Tout le monde construit sur les échecs des autres. Il n’y a rien de véritablement original en science. Ce qui compte, c’est ce que chacun apporte à la somme des connaissances.
— Bien sûr, dit-elle, en s’adressant davantage à son invité plus âgé qu’à moi. Il est désolant que Mr Gordon n’ait pas été là plus tôt pour aider à résoudre ces derniers petits problèmes. (Elle rit.) Oh ! mais… j’oubliais, vous n’étiez pas en état de faire de l’expérimentation psychologique.
Harvey rit à son tour et je pensai qu’il valait mieux que je me taise. Bertha Nemur ne me laisserait pas avoir le dernier mot et si l’on poussait plus loin, cela allait devenir très désagréable.
J’aperçus le Dr Strauss et Burt qui parlaient à l’autre membre de la Fondation Welberg, George Raynor.
— Le problème, disait Strauss, est d’obtenir des moyens financiers suffisants pour travailler à des programmes comme ceux-là, sans être freiné par des obstacles liés à l’emploi de l’argent. Quand des sommes sont affectées à des buts spécifiques, on ne peut pas vraiment travailler.
Raynor hocha la tête et agita son gros cigare vers le petit groupe qui l’entourait :
— Le véritable problème est de convaincre le conseil que ce genre de recherches a une valeur pratique.
Strauss secoua la tête à son tour :
— Le point sur lequel je voulais insister, c’est que cet argent est destiné à la recherche. Personne ne peut jamais savoir d’avance si un projet aboutira à un résultat utile. Les résultats sont souvent négatifs. Nous apprenons ce qui n’est pas vrai – et c’est aussi important qu’une découverte positive pour celui qui reprendra le sujet à partir de là. Au moins, il saura ce qu’il ne faut pas faire.
Comme je m’approchais de leur groupe, je vis l’épouse de Raynor, à laquelle j’avais déjà été présenté. C’était une belle brune d’une trentaine d’années. Elle me regardait avec de grands yeux, ou plutôt elle regardait le sommet de ma tête comme si elle s’attendait à ce qu’il en sorte on ne sait quoi. Je la regardai à mon tour, et elle s’en trouva gênée. Elle se tourna vers le Dr Strauss :
— Et où en est le programme en cours ? Prévoyez-vous de pouvoir utiliser ces techniques sur d’autres arriérés mentaux ? Pourront-elles être utilisées dans le monde entier ?
Strauss haussa les épaules et me désigna de la tête :
— Il est encore trop tôt pour le dire. Votre mari nous a aidés à mettre Charlie à l’œuvre sur ce programme et beaucoup dépend de ce qu’il trouvera.
— Bien entendu, intervint Mr Raynor, nous comprenons tous la nécessité de la recherche pure dans un domaine tel que le vôtre. Mais ce serait une bénédiction pour l’image de la Fondation si nous pouvions présenter une méthode vraiment applicable pour obtenir des résultats permanents hors du laboratoire, et si nous pouvions montrer au monde qu’il en sort un bienfait tangible.
J’allais parler, mais Strauss, qui pressentait sans doute ce que j’allais dire, se leva et passa son bras autour de mes épaules.
Nous savons tous, au Collège Beekman, que le travail que fait Charlie est de la plus extrême importance. Son rôle est maintenant de découvrir la vérité, quel que soit son aboutissement. Nous nous en remettons à la Fondation pour les relations avec le public et pour l’éducation de la société.
Il adressa un sourire aux Raynor et m’entraîna par le bras.
— Ce n’est pas du tout, dis-je, ce que j’allais dire.
— Je ne l’ai jamais pensé, murmura-t-il en me serrant le coude. Mais j’ai vu à une lueur dans ton œil que tu étais prêt à les mettre en charpie. Et je ne pouvais te laisser faire, n’est-ce pas ?
— Je ne crois pas, admis-je, en prenant un autre Martini.
— Est-ce sage pour toi de boire tant que cela ?
— Non, mais j’essaie de me détendre et il me semble que j’ai mal choisi l’endroit.
— Bah ! prends les choses du bon côté et ne cherche pas d’histoires ce soir. Ces gens ne sont pas des imbéciles. Ils savent ce que tu peux penser d’eux et même si tu n’as pas besoin d’eux, nous, nous en avons besoin.
Je lui adressai un petit salut :
— J’essaierai, mais vous ferez bien de tenir Mrs Raynor un peu loin de moi. Sinon, je vais lui mettre la main aux fesses si elle revient me faire des effets de croupe.
— Chhhut ! siffla-t-il. Elle va t’entendre.
— Chhhut ! répétai-je en écho. Désolé. Je vais aller m’asseoir dans un coin et me tenir à l’écart de tout le monde.
Le brouillard m’envahissait, mais à travers lui je pouvais voir les gens qui me regardaient. Je suppose que je devais me parler à moi-même – un peu trop distinctement. Je ne me souviens pas de ce que je disais. Un peu plus tard, j’eus la sensation que des invités s’en allaient anormalement tôt, mais je n’y prêtai pas grande attention jusqu’à ce que Nemur s’approche et se dresse devant moi.
— Qu’est-ce que tu te crois pour te conduire de cette façon ? Je n’ai jamais vu de ma vie une aussi insupportable grossièreté.
Je réussis à me lever :
— Voyons, qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
Strauss essaya de le retenir, mais Nemur faillit s’étrangler. Il en bredouillait :
— Je le dis parce que tu n’as aucune gratitude, ni aucune considération de la situation. Après tout, tu dois beaucoup à ces gens, sinon à nous – et à plus d’un point de vue.
— Depuis quand un cobaye est-il censé devoir être reconnaissant ? m’écriai-je. J’ai servi vos visées et maintenant, j’essaie de rectifier vos erreurs, alors, bon Dieu, en quoi ai-je une dette vis-à-vis de qui que ce soit ?
Strauss fit un mouvement pour m’empêcher de continuer, mais Nemur l’arrêta :
— Un instant. Je veux entendre cela. Je crois qu’il est temps que cela sorte.
— Il a beaucoup trop bu ! dit sa femme.
— Pas tant que cela, gronda Nemur. Il parle très clairement. J’ai accepté beaucoup de choses de lui. Il a mis en danger – sinon, en fait, détruit – notre œuvre et maintenant je veux entendre de sa bouche ce qui, pour lui, est sa justification.
— Oh ! laissez cela, dis-je. Vous n’avez, en fait, aucune envie d’entendre la vérité.
— Mais si, Charlie. Ou du moins, ta version de la vérité. Je veux savoir si tu ressens une gratitude quelconque pour tout ce qu’on t’a fait – les facultés que tu as acquises, les choses que tu as apprises, les expériences que tu as eues. Ou peut-être penses-tu que tu étais mieux comme tu étais auparavant ?
— À certains points de vue, oui.
— Cela les frappa de stupeur.
J’ai appris beaucoup dans ces derniers mois, dis-je. Non seulement sur Charlie Gordon, mais sur la vie et sur les gens, et j’ai découvert que personne ne s’intéresse vraiment à Charlie Gordon, qu’il soit un arriéré ou un génie. Alors, quelle différence cela fait-il ?
— Ah ! dit Nemur avec un rire, tu te répands en regrets sur toi-même. Mais qu’attendais-tu ? Cette expérience était calculée pour augmenter ton intelligence, pas pour que tout le monde t’aime. Nous n’avions aucun contrôle sur ce qui arriverait à ta personnalité, et d’un jeune homme arriéré, mais sympathique, tu es devenu un salopard arrogant, égocentrique, antisocial.
— Le problème, mon cher professeur, est que vous vouliez quelqu’un que vous pourriez rendre intelligent, mais qui pourrait encore être gardé dans une cage et exhibé quand ce serait nécessaire pour que vous récoltiez les honneurs que vous recherchez. L’ennui, c’est que je suis une personne.
Il était furieux et je voyais qu’il était partagé entre l’envie d’en terminer là et celle d’essayer encore une fois de me mettre à terre.
— Tu es injuste, comme d’habitude. Tu sais que nous t’avons toujours bien traité, que nous avons fait tout ce que nous pouvions pour toi.
— Tout, sauf de me traiter comme un être humain. Vous vous êtes vanté bien des fois que je n’étais rien avant l’expérience et je sais pourquoi. Parce que si je n’étais rien, vous étiez celui qui m’avait créé et cela faisait de vous mon seigneur et maître. Vous vous irritez du fait que je ne vous témoigne pas ma gratitude à toutes les heures du jour. Hé bien, croyez-le ou non, je vous suis reconnaissant. Mais ce que vous avez fait pour moi – si merveilleux que ce soit – ne vous donne pas le droit de me traiter comme un animal d’expérience. Je suis maintenant un individu, et Charlie l’était aussi avant qu’il ne soit jamais entré dans le labo. Vous avez l’air choqué ! Oui, brusquement, nous découvrons que j’ai toujours été une personne – même avant – et cela défie votre croyance selon laquelle quelqu’un qui a un Q.I. inférieur à 100 n’est pas digne de considération. Professeur Nemur, je crois que, lorsque vous me regardez, votre conscience vous tourmente.
— J’en ai assez entendu ! s’exclama-t-il. Tu es ivre !
— Oh ! non, répliquai-je. Parce que si je l’étais, vous verriez un Charlie Gordon différent de celui que vous avez appris à connaître. Oui, l’autre Charlie, celui qui s’est effacé dans l’ombre, est toujours ici avec nous. En moi.
— Il a perdu la tête, dit Mrs Nemur. Il parle comme s’il y avait deux Charlie Gordon. Il vaudrait mieux que vous l’examiniez, docteur.
Le Dr Strauss secoua la tête :
— Non. Je sais ce qu’il veut dire. Cela s’est manifesté récemment dans les séances de psychothérapie. Une singulière dissociation est apparue durant le mois dernier à peu près. Il a éprouvé plusieurs fois la sensation de se voir lui-même, tel qu’il était avant l’expérience – en tant qu’individu distinct et séparé qui a encore une existence réelle au niveau de son conscient – comme si le vieux Charlie luttait pour reprendre possession de son corps.
— Non ! Je n’ai jamais dit cela ! Il ne lutte pas pour reprendre possession de son corps. Charlie est là, soit, mais il ne lutte pas avec moi. Il attend simplement. Il n’a jamais tenté de commander ni de m’empêcher de faire ce que je voulais faire.
Puis, me souvenant d’Alice, je corrigeai :
— Enfin, presque jamais. Le Charlie humble, aimant à s’effacer, dont vous parliez tous voici un instant, attend patiemment. J’avouerai que je l’aime pour bien des raisons, mais ni pour son humilité ni pour son désir de s’effacer. J’ai appris combien cela rapetisse une personne en ce monde.
— Tu es devenu cynique, dit Nemur. C’est tout ce que cette chance a signifié pour toi. Ton génie a détruit ta foi dans le monde et dans ton prochain.
Ce n’est pas entièrement vrai, dis-je doucement. Mais j’ai appris que l’intelligence seule ne signifie pas grand-chose. Ici, dans cette Université, l’intelligence, l’instruction, le savoir sont tous devenus de grandes idoles. Mais je sais maintenant qu’il y a un détail que vous avez négligé : l’intelligence et l’instruction qui ne sont pas tempérées par une chaleur humaine ne valent pas cher.
Je pris un autre Martini sur le buffet voisin et poursuivit mon sermon.
— Comprenez-moi bien. L’intelligence est l’un des plus grands dons humains. Mais trop souvent, la recherche du savoir chasse la recherche de l’amour. C’est encore une chose que j’ai découverte pour moi-même récemment. Je vous l’offre sous forme d’hypothèse : l’intelligence sans la capacité de donner et de recevoir une affection mène à l’écroulement mental et moral, à la névrose, et peut-être même à la psychose. Et je dis que l’esprit qui n’a d’autre fin qu’un intérêt et une absorption égoïstes en lui-même, à l’exclusion de toute relation humaine, ne peut aboutir qu’à la violence et à la douleur.
« Quand j’étais arriéré, j’avais des tas d’amis. Maintenant, je n’en ai pas un. Oh ! je connais des tas de gens. Des tas et des tas de gens. Mais je n’ai pas de vrais amis. Pas comme j’en avais à la boulangerie. Pas un ami au monde qui signifie quoi que ce soit pour moi et personne pour qui je signifie quoi que ce soit.
Je m’aperçus que mon articulation devenait mauvaise et que ma tête tournait.
Cela ne peut pas être juste, n’est-ce pas ? insistai-je. Je veux dire, qu’en pensez-vous ? Pensez-vous que ce… soit… juste ?
Strauss s’approcha et me prit le bras.
— Charlie, tu ferais peut-être mieux de t’allonger un instant. Tu as beaucoup trop bu.
Pourquoi me regardez-vous tous comme cela ? Qu’ai-je dit de mal ? Ai-je dit quelque chose de faux ? Je n’ai jamais voulu dire quelque chose qui ne soit pas juste.
J’entendais les mots devenir pâteux dans ma bouche, comme si l’on m’avait fait une piqûre de novocaïne au visage. J’étais ivre : j’avais perdu tout contrôle de moi-même. À ce moment, presque comme en appuyant sur un bouton, je fus en train d’observer la scène, de la porte de la salle à manger, et je me vis : j’étais l’autre Charlie, là-bas près du buffet, un verre en main, avec de grands yeux effrayés.
— J’essaie toujours de faire de mon mieux. Ma mère m’a toujours appris à être gentil avec les gens parce, disait-elle : « Comme cela tu ne t’attireras pas de désagréments et tu auras toujours beaucoup d’amis. »
Je pouvais voir à la manière dont il se dandinait et se tortillait qu’il avait une colique. Oh ! mon Dieu, pas devant eux.
Excusez-moi, je vous en prie, dit-il, il faut que je m’en aille…
Je ne sais comment, dans cet état d’ébriété, je réussis à l’éloigner d’eux et à le conduire vers les toilettes.
Il y arriva à temps et, au bout de quelques secondes, je repris le contrôle. J’appuyai ma joue contre le mur carrelé, puis je me rafraîchis la figure à l’eau froide. J’étais encore un peu chancelant, mais je sentais que cela allait s’arranger.
C’est alors que je vis Charlie qui me regardait de la glace au-dessus du lavabo. Je ne sais pas comment je sus que c’était lui et non moi. Peut-être à l’expression absente et inquiète de son visage. Ses yeux ronds et apeurés comme si, à mon premier mot, il allait s’enfuir et s’enfoncer dans les profondeurs du monde du miroir. Mais il ne s’enfuyait pas. Il me regardait fixement, bouche bée, le menton tombant.
— Ah ! c’est toi, dis-je. Ainsi, tu es finalement venu me trouver face à face.
Il plissa le front, légèrement, comme s’il ne comprenait pas ce que je voulais dire, comme s’il voulait une explication, mais ne savait pas comment la demander. Puis, il renonça et eut un petit sourire forcé au coin des lèvres.
— Reste-là en face de moi ! m’écriai-je. J’en ai plus qu’assez que tu m’espionnes des embrasures de porte et des coins noirs où je ne peux pas t’attraper.
Il continua de me regarder fixement.
— Qui es-tu, Charlie ?
Nulle autre réponse que son sourire.
Je secouai la tête, il en fit autant.
— Alors, qu’est-ce que tu veux ?
Il haussa les épaules.
— Allons, voyons. Tu dois vouloir quelque chose. Tu me suis sans cesse…
Il baissa les yeux et je regardai mes mains pour voir ce qu’il regardait.
— Tu veux que je te les rende, ces mains, n’est-ce pas ? Tu veux que je m’en aille pour pouvoir revenir et repartir du point où tu en étais resté ? Je ne te le reproche pas. Après tout, c’est ton corps et ton cerveau… et ta vie, même si tu n’étais pas capable d’en faire grand usage. Je n’ai pas le droit de t’enlever tout cela. Ni personne. Qui peut dire que mes lumières valent mieux que ta nuit ? Qui peut dire que la mort vaut mieux que ta nuit ? Qui suis-je pour me permettre de le dire ?… Mais je vais te dire autre chose, Charlie.
Je me redressai et m’éloignai du miroir.
— Je ne suis pas ton ami. Je suis ton ennemi. Je n’abandonnerai pas mon intelligence sans lutte. Je ne peux pas redescendre dans cette caverne. Il n’y a aucun endroit où, moi, je puisse aller maintenant, Charlie. Il faut donc que tu ne reviennes pas. Reste dans mon inconscient, c’est là ta place, et cesse de me suivre partout. Je n’abandonnerai pas – quoi qu’ils puissent tous en penser. Si solitaire que puisse être mon combat, je veux garder ce qu’ils m’ont donné et faire de grandes choses pour le monde et pour ceux qui sont comme toi.
En me tournant vers la porte, j’eus l’impression qu’il me tendait la main. Mais tout cela était ridicule. J’étais simplement ivre et ce n’était que mon reflet dans la glace.
Quand je sortis, Strauss voulut me mettre dans un taxi, mais je l’assurai que je pouvais très bien rentrer chez moi tout seul. Je n’avais besoin que d’un peu d’air et je ne voulais de personne pour m’accompagner. Je voulais rentrer à pied, seul.
Je me voyais tel que j’étais vraiment devenu : Nemur l’avait dit. J’étais un salopard arrogant et égocentrique. À l’inverse de Charlie, j’étais incapable de me faire des amis ou de penser aux autres et à leurs problèmes. Je ne m’intéressais qu’à moi, et à moi seul. Pendant un moment, dans la glace, je m’étais vu avec les yeux de Charlie – je m’étais regardé et j’avais vu ce que j’étais réellement devenu. Et j’en avais honte.
Deux heures plus tard, je me retrouvai devant l’immeuble où j’habitais. Je montai l’escalier et pris le couloir faiblement éclairé. En passant devant l’appartement de Fay, je vis qu’il y avait de la lumière et je me tournai vers la porte. Mais juste comme j’allais frapper, je l’entendis glousser et le tire d’un homme, en réponse.
J’arrivais trop tard pour cela.
J’entrai doucement chez moi et je restai là un moment dans l’obscurité, sans oser bouger, sans oser faire de la lumière. Je restai là simplement et je sentis un tourbillon dans mes yeux.
Que m’est-il arrivé ? Pourquoi suis-je si seul au monde ?
4 h 30 du matin. La solution m’est venue, alors que je somnolais. Lumineuse ! Tout se raccorde et je vois ce que j’aurais dû savoir depuis le début. Assez dormi. Il faut que je retourne au labo et que je vérifie cela avec les résultats de l’ordinateur. C’est là, finalement, la faille dans l’expérience. Je l’ai trouvée.
Maintenant, que vais-je devenir ?
26 août. Lettre au Pr Nemur (copie) Cher professeur Nemur,
Sous enveloppe séparée, je vous adresse un exemplaire de mon rapport intitulé L’effet Algernon-Gordon. Étude de la structure et du fonctionnement d’une intelligence accrue, que vous pourrez publier si vous le jugez bon.
Comme vous le savez, mes recherches sont terminées. J’ai inclus dans mon rapport toutes mes formules, de même que les analyses mathématiques des données indiquées dans l’index. Bien entendu, celles-ci sont à vérifier.
Les résultats sont clairs. Les aspects les plus spectaculaires de ma rapide ascension ne peuvent dissimuler les faits. Les techniques de chirurgie et de chimiothérapie développées par vous et le Dr Strauss doivent être considérées comme n’ayant – à l’heure actuelle – que peu ou pas d’application pratique pour l’accroissement de l’intelligence humaine.
Prenons le cas d’Algernon : bien qu’elle soit encore physiquement jeune, elle a régressé mentalement. Activité motrice affaiblie, réduction générale des fonctions glandulaires, perte accélérée de coordination, et forte indication d’amnésie progressive.
Ainsi que je le montre dans mon rapport, ces syndromes de détérioration physique et mentale, et d’autres, peuvent être prédits, avec des résultats statistiquement significatifs, par l’application de ma nouvelle formule. Bien que le stimulus chirurgical auquel nous avons été tous deux soumis ait produit une intensification et une accélération de tous les processus mentaux, la faille, que je me suis permis d’appeler « L’effet Algernon-Gordon » est la conséquence logique de toute cette stimulation de l’intelligence. L’hypothèse ici démontrée peut être définie très simplement dans les termes suivants :
L’intelligence accrue artificiellement se détériore dans le temps à un rythme directement proportionnel à l’ampleur de l’accroissement.
Tant que je serai capable d’écrire, je continuerai de noter mes pensées et mes idées dans mes comptes rendus. C’est l’un de mes rares plaisirs solitaires, et cela est certainement nécessaire pour parachever cette recherche.
Cependant, selon toutes les indications, ma propre détérioration mentale sera très rapide.
J'ai contrôlé et recontrôlé dix fois mes données dans l’espoir d’y retrouver une erreur, mais je suis navré de dire que les résultats doivent être maintenus. Pourtant, je suis satisfait de la petite contribution que j’apporte ici à la connaissance du fonctionnement de l’esprit humain et des lois qui gouvernent l’accroissement artificiel de l’intelligence humaine.
L’autre soir, le Dr Strauss disait que l’échec d’une expérience, la réfutation d’une théorie étaient aussi importants pour l’avancement de la connaissance, que l’est un succès. Je sais maintenant que c’est vrai.
Je suis pourtant désolé que ma propre contribution dans ce domaine doive s’appuyer sur les ruines du travail de votre groupe, et spécialement de ceux qui ont tant fait pour moi.
Très sincèrement,
Charles Gordon.
Incl. : rapport.
Copies : Dr Strauss
Fondation Welberg.
1er septembre. Il ne faut pas que je m’affole. Bientôt apparaîtront des signes d’instabilité émotionnelle et de perte de mémoire, les premiers symptômes de la fin. Pourrai-je les reconnaître chez moi ? Tout ce que je peux faire maintenant, c’est de continuer à noter mon état mental aussi objectivement que possible, en me souvenant que ce journal psychologique sera le premier du genre, et peut-être le dernier.
Ce matin, Nemur a envoyé Burt avec mon rapport et les données statistiques à l’Université Hallston, afin que les plus grandes autorités dans ce domaine vérifient mes résultats et l’application de mes formules. Toute la semaine dernière, Burt a été chargé d’examiner minutieusement mes expériences et mes graphiques méthodologiques. Je ne devrais vraiment pas être choqué de leurs précautions. Après tout, je ne suis qu’un néophyte dans leur domaine, et il est difficile à Nemur d’admettre que mes travaux le dépassent. Il en était venu à croire au mythe de sa propre autorité et, finalement, je ne suis qu’un intrus.
Je ne me soucie plus de ce qu’il pense, et pas davantage de ce que n’importe lequel d’entre eux pense. Je n’ai plus le temps. Le travail est fait, les données sont établies et il ne reste plus qu’à voir si j’en ai projeté avec précision la courbe sur les éléments chiffrés du cas Algernon, pour prédire ce qui va m’arriver à moi.
Alice a pleuré quand je lui ai fait part de ces nouvelles. Puis elle s’est enfuie en courant. Il faut que je la convainque qu’il n’y a aucune raison pour elle de se sentir coupable.
2 septembre. Rien encore de bien défini. Je marche dans un grand silence de lumière blanche. Tout autour de moi est en attente. Je rêve que je suis seul au sommet d’une montagne, que je contemple le panorama – des verts, des jaunes, et le soleil à la verticale, qui réduit mon ombre à une boule resserrée autour de mes pieds. Quand le soleil baisse dans le ciel de l’après-midi, l’ombre se déroule et s’étire vers l’horizon, longue et mince, loin derrière moi…
Je tiens à répéter ici ce que j’ai déjà dit au Dr Strauss. Personne n’est à blâmer en quoi que ce soit de ce qui est arrivé. L’expérience a été minutieusement préparée, largement essayée sur des animaux et validée statistiquement. Lorsqu’ils décidèrent de se servir de moi pour le premier essai humain, ils étaient raisonnablement certains que cela n’entraînerait aucun danger physique.
Il n’existait aucun moyen de prévoir les risques psychologiques. Je ne veux pas que quiconque ait à pâtir de ce qui m’arrive.
Ne reste à présent qu’une seule question : Que puis-je espérer conserver ?
15 septembre. Nemur dit que mes résultats ont été confirmés. Cela signifie que la faille est fondamentale et remet toute l’hypothèse en question. Un jour peut-être, aura-t-on le moyen de surmonter ce problème, mais ce moment n’est pas encore venu. J’ai déconseillé de faire d’autres essais sur des êtres humains avant que les choses soient clarifiées par des recherches supplémentaires sur des animaux.
Mon sentiment personnel est que la voie la plus fructueuse de recherches sera celle que suivent les savants qui étudient les déséquilibres hormonaux. Comme dans tant d’autres cas, le temps est le facteur clé – rapidité dans la découverte de la déficience, rapidité dans l’administration des succédanés hormonaux. J’aimerais pouvoir collaborer à ces travaux et à la recherche de radio-isotopes qui pourraient être utilisés pour le contrôle local au niveau du cortex, mais je sais maintenant que je n’en aurai pas le temps.
17 septembre. J’ai des absences de mémoire. Je range des objets sur mon bureau ou dans les tiroirs des tables du labo, et quand je ne peux pas les retrouver, je me mets en colère et je fais des scènes à tout le monde. Seraient-ce les premiers signes ?
Algernon est morte voici deux jours. Je l’ai retrouvée, à 4 heures et demie du matin, en revenant au labo après avoir erré sur les quais. Elle était couchée sur le côté, dans le coin de sa cage, les pattes tendues. Comme si elle courait dans son sommeil.
La dissection montre que mes prédictions étaient justes. Comparé à un cerveau normal, celui d’Algernon a diminué de poids et montre un effacement général des circonvolutions cérébrales ainsi qu’un creusement et un élargissement des scissures.
C’est épouvantable de penser que la même chose m’arrive peut-être à moi, en ce moment. L’avoir vue se produire chez Algernon rend cette menace réelle. Pour la première fois, je suis effrayé de l’avenir.
J’ai mis le corps d’Algernon dans une petite boîte de métal et je l’ai emporté à la maison avec moi. Je n’allais pas les laisser le jeter dans l’incinérateur. C’est bête et sentimental mais tard hier soir, je l’ai enterrée dans la cour de derrière. J’ai pleuré en mettant un bouquet de fleurs sauvages sur la tombe.
21 septembre. Je vais aller demain jusqu’à Marks Street faire une visite à ma mère. La nuit dernière, un rêve a déclenché une série de souvenirs, éclairé toute une tranche du passé et il est important que je le mette rapidement sur le papier avant que je ne l’oublie, car il semble que j’oublie plus vite maintenant. Cette tranche du passé concerne ma mère et, aujourd’hui plus que jamais, je désire la comprendre, savoir à quoi elle ressemblait et pourquoi elle a agi comme elle l’a fait. Je ne veux pas la haïr.
Il faut que j’arrive à une sorte d’accord avec elle, avant de la voir, de façon à ne pas agir durement ou sottement.
27 septembre. J’aurais dû écrire tout cela immédiatement, parce qu’il est important que ces notes soient complètes.
Je suis allé voir Rose, il y a trois jours. Je me suis enfin forcé à emprunter de nouveau la voiture de Burt. J’étais inquiet et pourtant je savais qu’il fallait que j’y aille.
Quand j’arrivai à Marks Street, je crus d’abord que j’avais fait une erreur. Ce n’était pas du tout le souvenir que j’en avais gardé. C’était une rue infecte, avec des terrains vagues où beaucoup de maisons avaient été démolies. Sur le trottoir, un réfrigérateur abandonné avait sa porte arrachée, et dans le ruisseau, un vieux sommier éventré perdait ses tripes de fil de fer. Certaines maisons avaient des fenêtres bouchées avec des planches, d’autres ressemblaient plus à des baraquements raccommodés qu’à des habitations. Je rangeai la voiture à un bloc de la maison et j’y allai à pied.
Il n’y avait pas d’enfants qui jouaient dans Marks Street – pas du tout comme dans l’image mentale que j’en avais apportée avec moi, avec des enfants partout et Charlie qui les regardait par la fenêtre. (C’est étonnant comme la plupart de mes souvenirs de la rue sont encadrés par une fenêtre, avec moi toujours à l’intérieur, regardant jouer les autres.) Maintenant, il ne restait plus que de vieilles gens à l’ombre de porches délabrés.
En approchant de la maison, je reçus un second choc. Ma mère était sur le perron, avec un vieux sweater marron, et elle lavait les fenêtres du rez-de-chaussée, bien qu’il fit froid et venteux. Elle s’affairait comme toujours, pour montrer aux voisins quelle bonne épouse et quelle bonne mère elle était.
Le plus important avait toujours été ce que les autres pensaient ; les apparences passaient avant elle et sa propre famille. Elle en faisait une vertu. Bien des fois Matt avait répété que ce que les autres pensaient de vous n’était pas la seule chose qui comptait dans la vie. Mais cela ne servait de rien. Norma devait être bien habillée, la maison devait être bien meublée. Charlie devait être gardé à l’intérieur afin que les autres ne sachent pas qu’il n’était pas tout à fait normal.
À la porte, je m’arrêtai un instant pour la regarder tandis qu’elle se redressait pour reprendre son souffle. Voir son visage me fit trembler mais ce n’était pas le visage dont j’avais tellement cherché à me souvenir. Ses cheveux étaient devenus blancs avec des mèches gris fer, et la peau de ses joues maigres s’était ridée. La sueur luisait sur son front. Elle m’aperçut et me regarda à son tour.
J’aurais voulu regarder ailleurs, retourner d’où je venais mais je ne le pouvais pas… pas après m’être avancé si loin. Je demanderais simplement mon chemin, prétendant être perdu dans un quartier que je ne connaissais pas. C’était assez de l’avoir vue. Mais tout ce que je fis, ce fut de rester là, attendant qu’elle se décide la première. Et tout ce qu’elle fit, ce fut de rester là et de me regarder.
— Avez-vous besoin de quelque chose ?
Sa voix rauque éveilla un net écho dans les couloirs, de ma mémoire.
J’ouvris la bouche mais il n’en sortit rien. Mes lèvres remuaient, je le sentais ; et je luttai pour émettre un son, pour lui parler, parce que, à ce moment, je vis une lueur de reconnaissance dans ses yeux. Ce n’était pas du tout ainsi que je voulais qu’elle me voie. Pas là debout devant elle, bêtement, incapable de me faire comprendre. Mais ma langue continuait de s’emmêler, comme un énorme nœud, et j’avais la bouche sèche.
Finalement, un son sortit. Pas ce que j’aurais voulu (j’avais projeté de dire quelques paroles apaisantes et encourageantes afin d’être maître de la situation et d’effacer tout le passé douloureux) mais tout ce qui sortit de ma gorge desséchée, ce fut : « Maa… ».
Avec tout ce que j’avais appris, toutes les langues que je savais, tout ce que je pus lui dire, tandis qu’elle était là debout sur le perron et me regardait, ce fut : « Maaa… » Comme un agneau assoiffé en train de téter.
Elle s’essuya le front avec le bras et fronça les sourcils, comme si elle ne pouvait pas bien me voir nettement. Je franchis la porte et avançai vers les marches du perron. Elle recula.
Je ne sus pas d’abord si elle m’avait reconnu ou non, mais à ce moment elle s’exclama : « Charlie ! » Elle ne le cria pas, ne le murmura pas. Elle le lâcha simplement, suffoquée, comme quelqu’un qui sort d’un rêve.
— Maman… fis-je, montant les marches. C’est moi…
Mon mouvement la fit sursauter, elle se recula, en renversant le seau d’eau savonneuse, et la mousse sale dégoulina sur les marches.
— Que fais-tu ici ?
— Je voulais simplement te voir… te parler…
À cause de ma langue toujours emmêlée, ma voix sortait différente de ma gorge, avec un ton pleurard, épais, comme je parlais sans doute il y a longtemps.
— Ne t’en vas pas, l’implorai-je. Ne me fuis pas.
Mais elle était entrée dans la maison et avait fermé la porte à clé. Un instant plus tard, je la vis qui me regardait d’un air terrifié, derrière le léger rideau blanc de la vitre de la porte. Sans que je les entende, ses lèvres articulaient :
— Va-t’en. Laisse-moi tranquille !
Pourquoi ? Qui se croyait-elle pour me renier ainsi ? De quel droit se détournait-elle de moi ?
— Laisse-moi entrer ! Je veux te parler ! Laisse-moi entrer !
Je frappai si fort sur la vitre de la porte qu’elle se fêla, que le verre fendu m’accrocha la peau. Elle dut croire que j’étais devenu fou et que j’étais venu pour lui faire du mal. Elle lâcha la porte et s’enfuit dans le hall qui conduisait à l’appartement.
Je poussai de nouveau. Le loquet céda et ne m’attendant pas à cette ouverture soudaine, je perdis l’équilibre et tombai dans le vestibule. Ma main saignait de la blessure causée par la vitre que j’avais brisée, et ne sachant quoi faire d’autre, je la mis dans ma poche pour empêcher que le sang ne salisse le linoléum tout frais nettoyé.
J’avançai davantage, au-delà de l’escalier que j’avais vu si souvent dans mes cauchemars. J’avais été bien des fois poursuivi dans ce long escalier étroit par des démons qui m’attrapaient par les jambes et m’entraînaient dans la cave, tandis que j’essayais de crier, sans pouvoir, m’emmêlant la langue et m’étranglant. Comme les garçons muets de l’Asile Warren.
Les gens qui habitaient au premier – nos propriétaires, les Meyer –, avaient toujours été gentils pour moi. Ils me donnaient des bonbons et me laissaient venir m’asseoir dans leur cuisine et jouer avec leur chien. J’aurais voulu les voir, mais sans qu’on me l’ait dit, je savais qu’ils étaient partis et morts, et que des étrangers vivaient en haut. Cette voie m’était fermée à jamais.
Au bout du hall, la porte par laquelle Rose s’était enfuie était fermée, et un moment, je restai là, indécis.
— Ouvre la porte !
Un jappement aigu de petit chien me répondit, et me prit au dépourvu.
— Voyons, dis-je. Je n’ai pas l’intention de te faire du mal ni quoi que ce soit ; mais je suis venu de loin et je ne m’en irai pas sans te parler. Si tu n’ouvres pas la porte, je vais l’enfoncer.
— Je l’entendis dire : « Chhhut, Napo… Ici, va dans la chambre. » Un instant après, la serrure cliqueta, la porte s’ouvrit, et elle fut là devant moi, me fixant des yeux.
— Maman, murmurai-je. Je ne te ferai rien, je veux simplement te parler. Il faut que tu comprennes que je ne suis plus le même, j’ai changé. Je suis normal maintenant. Ne comprends-tu pas ? Je ne suis plus arriéré. Je ne suis plus un idiot. Je suis comme tout le monde. Je suis normal comme toi et Matt et Norma.
J’essayai de continuer à parler, à débiter des mots de façon qu’elle ne ferme pas la porte. Je tentai de lui expliquer toute l’affaire, d’un seul coup :
— Ils m’ont transformé, ils m’ont fait une opération et m’ont rendu différent, comme tu avais toujours voulu que je sois. Ne l’as-tu pas lu dans les journaux ? Une nouvelle expérience scientifique qui transforme la faculté d’intelligence et je suis le premier sur lequel ils l’ont essayée. Ne peux-tu pas comprendre ? Pourquoi me regardes-tu comme cela ? Je suis intelligent maintenant, plus intelligent que Norma ou l’oncle Herman ou Matt. Je possède des connaissances que même des professeurs d’université n’ont pas. Parle-moi ! Tu peux être fière de moi maintenant et le dire aux voisins. Tu n’as plus à me cacher dans la cave quand arrivent des visites. Parle-moi simplement. Raconte-moi comment c’était quand j’étais un petit garçon, c’est tout ce que je te demande. Je ne te ferai pas de mal. Je ne te hais pas. Mais il faut que je sache tout sur moi, pour me comprendre moi-même avant qu’il ne soit trop tard. Vois-tu, je ne peux être une personne complète que si je peux me comprendre, et tu es la seule au monde qui puisse m’aider maintenant. Laisse-moi entrer et m’asseoir un petit moment.
C’était la manière dont je parlais plus que ce que je disais qui l’hypnotisait. Elle restait là sur le seuil à me regarder fixement. Sans y penser, je sortis de ma poche ma main couverte de sang et l’agitai dans ma supplication. Quand elle la vit, son expression s’adoucit.
— Tu t’es blessé…
Elle n’était pas nécessairement désolée pour moi. C’était à peu près ce qu’elle aurait fait pour un chien qui se serait blessé la patte, ou un chat égratigné dans une bagarre. Ce n’était pas parce que j’étais Charlie, mais plutôt bien que je le fusse.
— Entre et lave ça. J’ai des bandes de pansement et de la teinture d’iode.
Je la suivis jusqu’à l’évier ébréché avec l’égouttoir ondulé sur lequel elle m’avait si souvent lavé le visage et les mains quand je rentrais de la cour de derrière, ou quand j’allais me mettre à table ou au lit. Elle me regarda relever mes manches :
— Tu n’aurais pas dû briser la vitre. Le propriétaire va être furieux et je n’ai pas de quoi la payer.
Puis comme si elle s’impatientait de ma manière de faire, elle me prit le savon et me lava la main. En le faisant, elle se concentra si fortement que j’en restai silencieux, craignant de rompre le charme. Par instant, elle faisait claquer sa langue ou soupirait : « Charlie, Charlie, tu ne fais jamais attention. Quand est-ce que tu apprendras à être soigneux ? » Elle était revenue vingt-cinq ans en arrière quand j’étais son petit Charlie et qu’elle était prête à se battre pour que j’aie ma place dans le monde. Lorsque le sang fut lavé et qu’elle eut essuyé mes mains avec des serviettes en papier, elle leva les yeux sur mon visage et ses yeux s’arrondirent d’effroi. « Oh, mon Dieu ! » souffla-t-elle en se reculant.
Je me remis à parler, doucement, d’un ton persuasif, pour la convaincre que tout allait bien et que je ne lui voulais pas de mal. Mais tandis que je lui parlais, je pouvais voir que son esprit était à la dérive. Elle regarda vaguement autour d’elle, porta la main à sa bouche, et gémit en levant de nouveau son regard sur moi.
— La maison est dans un tel désordre, dit-elle. Je n’attendais pas de visite. Regarde ces carreaux et cette boiserie là-bas.
— Mais cela va très bien, maman. Ne t’inquiète pas de cela.
— Il faut que je cire de nouveau ces parquets. Ils devraient briller.
Elle aperçut quelques empreintes de doigts et, prenant un chiffon, elle les fit disparaître. Quand elle releva les yeux et vit que je l’observais, elle fronça le front :
— Êtes-vous venu pour la note d’électricité ?
Avant que je puisse l’assurer que non, elle agita son doigt, comme pour me réprimander.
— J’enverrai un chèque le premier du mois mais mon mari est en voyage pour affaires. Je leur ai dit de ne pas s’inquiéter pour l’argent, ma fille touche sa paye cette semaine et nous pourrons régler toutes nos factures. Ce n’est donc pas la peine de m’ennuyer pour l’argent.
— Votre fille est-elle votre seul enfant ? N’en avez-vous pas d’autres ?
Elle sursauta, puis ses yeux regardèrent dans le lointain :
— J’avais un garçon. Si brillant que toutes les autres mères en étaient jalouses. Et elles ont jeté le mauvais œil sur lui. On appelle cela le Q.I. maintenant, mais c’était le mauvais Q.I. Il aurait été un grand homme si ce n’avait été cela. Il était réellement très brillant, exceptionnel disait-on. Il aurait pu être un génie…
Elle prit une brosse :
Excusez-moi maintenant. Il faut que je fasse le ménage. Ma fille a invité un jeune homme à dîner et il faut que tout soit propre ici.
Elle se mit à genoux et commença à astiquer le plancher déjà luisant. Et elle ne me regarda plus.
Elle marmottait pour elle seule et je m’assis à la table de la cuisine. J’attendrais jusqu’à ce qu’elle se reprenne, qu’elle me reconnaisse et comprenne qui j’étais. Je ne pouvais pas m’en aller avant qu’elle sache que j’étais son Charlie. Il fallait que quelqu’un comprenne.
Elle s’était mise à chantonner tristement, mais elle s’arrêta, sa serpillière à mi-chemin entre le seau et le plancher comme si elle sentait soudain une présence derrière elle.
Elle se tourna, le visage las, les yeux luisants et dressa la tête :
— Comment cela se fait-il ? Je ne comprends pas. Ils m’avaient tous dit qu’on ne pourrait jamais te changer.
— Ils m’ont fait une opération et cela m’a changé. Je suis célèbre maintenant. On a entendu parler de moi dans le monde entier. Je suis intelligent à présent, maman. Je peux lire et écrire et je peux…
— Merci, mon Dieu, murmura-t-elle. Mes prières ont été exaucées. Et pendant toutes ces années, je pensais qu’il ne m’entendait pas, mais il m’écoutait tout le temps. Il n’attendait que Son heure pour manifester Sa Volonté.
Elle s’essuya le visage avec son tablier et quand je mis mon bras autour d’elle, elle pleura abondamment sur mon épaule. Tous les chagrins étaient effacés, et j’étais heureux d’être venu.
— Il faut que je le dise à tout le monde, dit-elle avec un sourire, à toutes ces maîtresses à l’école. Oh, attends de voir leur figure quand je vais leur dire. Et les voisins. Et l’oncle Herman… il faut que je le dise à l’oncle Herman. Il sera si content. Et attends que ton père rentre à la maison, et Norma ! Oh, elle sera si heureuse de te voir. Tu n’en as pas idée.
Elle me serrait dans ses bras, s’animait en parlant, faisait des projets pour la nouvelle vie que nous allions avoir ensemble. Je n’avais pas le cœur de lui rappeler que presque toutes les maîtresses de mon enfance étaient parties de cette école, que les voisins avaient déménagé depuis longtemps, que l’oncle Herman était mort depuis bien des années, que mon père l’avait quittée. Le cauchemar de tout ce passé lui avait été suffisamment douloureux. Je voulais la voir sourire et savoir que j’avais été celui qui l’avait rendue heureuse. Pour la première fois de ma vie, j’avais amené un sourire sur ses lèvres.
Puis au bout d’un moment, elle marqua un temps pensivement, comme si elle se rappelait quelque chose. Je sentis que son esprit allait divaguer.
— Non ! m’écriai-je la faisant revenir à la réalité en sursaut. Attends, maman ! Ce n’est pas tout ce que je veux te dire avant de m’en aller.
— T’en aller ? Tu ne peux pas t’en aller maintenant.
— Il faut que je m’en aille, maman. J’ai des choses à faire. Mais je t’écrirai et je t’enverrai de l’argent.
— Mais quand reviendras-tu ?
— Je ne sais pas… encore. Mais avant que je m’en aille, je veux te donner cela.
— Un magazine ?
— Pas exactement. C’est un rapport scientifique que j’ai écrit. Très technique. Regarde, il est intitulé : L’effet AIgernon-Gordon. Une découverte que j’ai faite et qui porte en partie mon nom. Je veux que tu gardes cet exemplaire de mon rapport de manière que tu puisses montrer aux gens que ton fils a finalement été autre chose qu’un simple d’esprit.
Elle secoua la tête et considéra la brochure avec un respect timide :
— C’est… c’est ton nom. Je savais que cela arriverait. J’avais toujours dit que cela arriverait un jour. J’ai tenté tout ce que j’ai pu. Tu étais trop jeune pour t’en souvenir, mais j’ai tout fait. Je leur ai dit à tous que tu irais au collège et que tu deviendrais un homme qui compterait dans le monde. Ils riaient mais je leur disais.
Elle me sourit à travers ses larmes, puis un moment après, elle ne me regarda plus. Elle ramassa son chiffon et se mit à nettoyer la boiserie autour de la porte de la cuisine, en chantonnant – plus gaiement me sembla-t-il – comme dans un rêve.
Le chien aboya de nouveau. La porte d’entrée s’ouvrit et se referma.
— Ça va, Napo, Ça va, c’est moi, dit une voix au chien qui sautait joyeusement contre la porte de la chambre.
J’étais furieux d’être pris là au piège. Je n’avais pas envie de voir Norma. Nous n’avions rien à nous dire et je ne voulais pas que ma visite soit gâchée. Il n’y avait pas de porte de derrière. Le seul moyen serait de sauter par la fenêtre dans la cour et de passer par-dessus la clôture. Mais quelqu’un pourrait me prendre pour un cambrioleur.
Quand j’entendis la clé tourner dans la serrure, je chuchotai à l’oreille de ma mère, je ne sais pas pourquoi : « Norma est rentrée ». Je lui touchai le bras mais elle ne m’entendit pas. Elle était trop occupée à chantonner en nettoyant la boiserie.
La porte s’ouvrit. Norma me vit et fronça les sourcils. Elle ne me reconnut pas d’abord, il faisait sombre, l’électricité n’avait pas été allumée. Elle posa le sac de provisions qu’elle portait, appuya sur le commutateur.
— Qui êtes-vous ?…
Mais avant que je puisse répondre, elle porta la main à sa bouche et s’appuya contre la porte.
— Charlie !
— Elle le dit comme ma mère l’avait prononcé, d’une voix étouffée. Elle ressemblait à ce qu’avait été ma mère, maigre, les traits aigus, jolie à la manière d’un oiseau.
— Charlie ! Mon Dieu, quel coup ! Tu aurais pu écrire ou téléphoner pour me prévenir. Je ne sais que dire…
Elle regarda ma mère assise sur le plancher près de l’évier.
— Elle va bien ? Tu ne lui as pas donné un choc ou…
— Elle est sortie un moment de cet état. Nous avons eu une petite conversation.
Cela me fait plaisir. Elle ne se souvient plus de grand chose ces temps-ci. C’est son âge, la sénilité. Le Dr Portman veut que je la mette dans un hospice, mais je ne peux pas m’y résoudre. Je ne supporte pas de l’imaginer dans une de ces maisons de vieillards.
Elle ouvrit la porte de la chambre pour laisser sortir le chien. Quand il se mit à sauter et à pousser de petits cris de joie, elle le prit et le serra dans ses bras.
— Je ne peux vraiment pas faire ça à ma mère. (Puis elle me sourit hésitante) : Hé bien, en voilà une surprise. Je n’en aurais jamais rêvé. Laisse-moi te regarder. Je ne t’aurais pas reconnu si je t’avais croisé dans la rue. Tu es si différent. (Elle poussa un soupir :) je suis contente de te voir, Charlie.
— L’es-tu ? Je n’aurais pas cru que tu aurais envie de me revoir.
— Oh, Charlie ! (Elle prit mes mains dans les siennes :) Ne dis pas cela. Je suis contente de te voir. Je t’attendais. Je ne savais pas quand, mais je savais que tu reviendrais. Depuis que j’avais lu qu’à Chicago, tu t’étais enfui.
Elle se recula pour mieux me regarder.
— Tu ne sais pas combien j’ai pensé à toi et je me suis demandé où tu étais et ce que tu faisais. Jusqu’à ce que ce professeur vienne ici. Quand était-ce ? En mars dernier ? Il y a tout juste sept mois ?… Je n’avais pas idée que tu sois encore vivant. Elle m’avait dit que tu étais mort à l’Asile Warren. Quand ils m’ont dit que tu étais vivant et qu’ils avaient besoin de toi pour cette expérience, je ne savais plus quoi faire. Le Pr Nemur ? C’est bien son nom ? Il n’a pas voulu me laisser te voir. Il craignait de te bouleverser avant l’opération. Mais quand j’ai vu dans les journaux qu’elle avait réussi et que tu étais devenu un génie – oh là là ! tu ne peux pas savoir ce que cela fait de lire cela !
« J’ai tout raconté aux gens de mon bureau, et aux autres filles de mon club de bridge. Je leur ai montré ta photo dans le journal et je leur ai dit que tu allais bientôt venir nous voir. Et tu l’as fait. Tu l’as vraiment fait. Tu ne nous a pas oubliées.
Elle me serra de nouveau dans ses bras.
— Oh, Charlie, Charlie… que c’est merveilleux de découvrir tout d’un coup que j’ai un grand frère. Tu ne peux pas avoir idéé. Assieds-toi, je vais te faire quelque chose à manger. Il faut que tu me racontes tout et que tu me dises quels sont tes projets. Je… je ne sais pas quelles questions te poser. Je dois paraître ridicule… comme une gamine qui vient de découvrir que son frère est un héros ou une vedette de cinéma ou je ne sais quoi ?
J’étais confondu. Je ne m’étais pas attendu à un accueil comme celui-là de la part de Norma. Il ne m’était jamais venu à l’esprit que toutes ces années passées seule avec ma mère pouvaient l’avoir changée. Et pourtant c’était inévitable. Elle n’était plus la gamine trop gâtée de mes souvenirs. Elle avait grandi, elle était devenue aimable, sensible, affectueuse.
Nous bavardâmes. Cela me faisait un drôle d’effet d’être assis là près de ma sœur, et de parler avec elle de ma mère – qui était dans la pièce –, comme si elle n’y était pas. Chaque fois que Norma voulait parler de leur vie ensemble, je me tournais pour voir si Rose écoutait, mais elle était absorbée dans son propre univers, comme si elle ne comprenait pas notre langage, comme si rien de tout cela ne la concernait plus. Elle errait dans la cuisine comme un fantôme, ramassait des objets, les rangeait, sans jamais nous gêner. C’était effrayant.
Je regardai Norma donner à manger à son chien.
— Tu l’as donc finalement eu. Napo, c’est un diminutif pour Napoléon, non ?
Elle se redressa, fronça le front :
— Comment peux-tu savoir ?
Je lui expliquai mes souvenirs : la fois où elle avait ramené sa composition à la maison en espérant avoir le chien et comment Matt s’y était opposé. Tandis que je le lui racontais, son front se plissa davantage.
— Je ne me rappelle rien de cela. Oh, Charlie, j’étais si méchante avec toi ?
— Il y a un souvenir dont je suis curieux. Je ne suis pas certain que ce soit un souvenir, ou un rêve, ou si je l’ai simplement imaginé. C’est la dernière fois que nous avons joué ensemble en amis. Nous étions dans le sous-sol et nous jouions à être des Chinois, chacun avec un abat-jour sur la tête, et nous gambadions sur un vieux matelas. Tu avais sept ou huit ans, je crois, et j’en avais environ treize. Et, du moins dans mon souvenir, tu as rebondi en dehors du matelas et tu t’es cognée la tête contre le mur. Pas très fort, simplement un coup, mais maman et papa sont arrivés en courant parce que tu hurlais et tu as dit que j’avais essayé de te tuer.
« Maman reprocha à Matt de ne pas me surveiller, de nous laisser seuls ensemble et elle me fouetta avec une courroie jusqu’à ce que je perde presque connaissance. T’en souviens-tu ? Est-ce bien arrivé comme cela ?
Norma m’écoutait, fascinée, comme si cela éveillait en elle des images oubliées.
— Tout cela est si vague. Tu sais, je croyais que c’était dans un rêve, je me souviens des abat-jour et des gambades sur le matelas.
Elle regarda au loin par la fenêtre.
— Je te détestais parce qu’ils s’occupaient tout le temps de toi. Ils ne te donnaient jamais la fessée pour n’avoir pas bien fait tes devoirs ou pour ne pas avoir rapporté de meilleures notes à la maison. Souvent tu n’allais même pas à l’école et tu jouais dans la rue ; moi, il fallait que je suive des classes difficiles. Oh, comme je te détestais. À l’école, les autres faisaient des dessins au tableau noir, un garçon avec un bonnet d’âne et ils écrivaient dessous Le frère de Norma. Et ils dessinaient aussi sur le trottoir dans la cour : la sœur de l’idiot, la famille de Gordon l’imbécile. Quand, un jour, je n’ai pas été invitée à une petite fête pour l’anniversaire d’Emily Raskin, je savais que c’était à cause de toi. Et quand nous jouions dans le sous-sol avec les abat-jour sur la tête, il fallait que je me venge. (Elle se mit à pleurer.) J’ai donc menti et j’ai dit que tu m’avais fait du mal. Oh, Charlie, que j’étais bête… une sale gamine gâtée. J’en suis tellement honteuse…
— Ne te fais pas de reproches. Cela doit avoir été dur d’affronter les autres gosses. Pour moi, cette cuisine était mon univers – avec cette pièce à côté. Le reste ne comptait pas tant que j’étais ici en sécurité. Toi, il fallait que tu affrontes le monde extérieur.
— Mais pourquoi t’ont-ils envoyé à l’asile, Charlie ? Pourquoi ne pouvais-tu pas rester ici et vivre avec nous ? Je me le suis toujours demandé. Chaque fois que je l’ai questionnée, elle a toujours répondu que c’était pour ton propre bien.
— D’une certaine manière, elle avait raison.
Elle secoua la tête :
— Elle t’a envoyé à l’asile à cause de moi, n’est-ce pas ? Oh, Charlie, pourquoi cela est-il arrivé ? Pourquoi à nous ?
Je ne savais pas quoi lui répondre. J’aurais voulu pouvoir lui dire que, comme la famille grecque des Atrides, nous payions pour les péchés de nos ancêtres, ou accomplissions un ancien oracle. Mais je n’avais pas d’explication pour elle ni pour moi.
— C’est du passé, dis-je. Je suis heureux de t’avoir retrouvée. Maintenant, tout est plus facile.
Elle me saisit soudain le bras :
— Charlie, tu ne sais pas ce que j’ai enduré pendant toutes ces années avec elle. Cet appartement, cette rue, mon travail. Cela a été un cauchemar : revenir chaque soir à la maison, en me demandant si elle serait encore là, si elle ne se serait pas blessée, et me sentir coupable de telles pensées.
Je me levai et la laissai poser sa tête sur mon épaule, et elle pleura.
— Oh, Charlie, je suis si heureuse que tu sois revenu… Nous avions besoin de quelqu’un. Je suis si lasse…
J’avais rêvé d’un moment comme celui-là, mais maintenant que je le vivais, à quoi cela menait-il ? Je ne pouvais pas lui dire ce qui allait m’arriver. Et pourtant, pouvais-je accepter son affection sous de faux semblants ? Pourquoi me leurrer ? Si j’avais encore été l’ancien Charlie faible d’esprit, une charge, elle ne m’aurait pas parlé de la même manière. En quoi y avais-je droit maintenant ? Le masque me serait bientôt arraché.
— Ne pleure pas, Norma. Tout ira bien. (Je m’entendis prononcer des platitudes rassurantes.) J’essaierai de m’occuper de vous deux, j’ai quelques économies et avec ce que me paie la Fondation, je pourrai vous envoyer un peu d’argent régulièrement – au moins pendant un certain temps.
— Mais tu ne t’en vas pas ! Tu vas rester avec nous, maintenant…
— J’ai quelques voyages à faire, des recherches, quelques conférences, mais j’essaierai de revenir vous voir. Prends bien soin d’elle. Elle a subi beaucoup d’épreuves. Je t’aiderai aussi longtemps que je le pourrai.
— Charlie ! Non, ne t’en va pas ! (Elle s’accrochait à moi :) j’ai peur !…
Le rôle que j’avais toujours désiré jouer : le grand frère.
À ce moment, je sentis que Rose, qui était assise tranquillement dans un coin, nous regardait fixement. Son visage avait changé. Elle ouvrait de grands yeux et elle était penchée en avant sur son siège. Elle me faisait penser à un faucon prêt à s’abattre sur sa proie.
Je m’écartai de Norma mais avant que je puisse dire un mot, Rose fut sur ses pieds. Elle avait pris le couteau de cuisine sur la table et le pointait vers moi.
— Qu’est-ce que tu lui fais ? Laisse-là ! Je t’ai dit ce que je te ferais si je te reprenais à toucher à ta sœur ! Petit dégoûtant ! Tu n’es pas digne de rester avec des gens normaux !
Nous reculâmes tous les deux ; pour je ne sais quelle raison insensée, je me sentais coupable, comme si j’avais été pris en train de faire un geste condamnable, et je savais que Norma avait le même sentiment. C’était comme si l’accusation de ma mère avait été vraie et que nous nous étions livrés à un acte indécent.
Norma hurla :
— Maman ! Pose ce couteau !
Voir ainsi Rose avec son couteau me ramena à l’esprit l’image de la nuit où elle avait forcé Matt à m’emmener. Elle la revivait maintenant. Je ne pouvais ni parler ni bouger. La nausée m’envahit, la sensation d’étouffement, le bourdonnement dans mes oreilles, l’estomac tordu par des spasmes comme s’il voulait s’arracher de mon corps.
Elle avait un couteau, Alice avait un couteau, mon père avait un couteau et le Dr Strauss avait un couteau…
Heureusement, Norma eut la présence d’esprit de le lui enlever des mains, mais elle ne put effacer les craintes que reflétaient les yeux de Rose tandis qu’elle me criait :
— Fais-le sortir d’ici ! Il n’a pas le droit de regarder sa sœur en pensant à des cochonneries !
Rose, après avoir hurlé, s’effondra dans sa chaise, en pleurs.
Je ne savais pas quoi dire, Norma non plus. Nous étions tous les deux embarrassés. Maintenant, elle savait pourquoi j’avais été envoyé à l’asile.
Je me demandais si j’avais jamais fait quoi que ce soit qui justifiât les craintes de ma mère. Je n’en avais aucun souvenir, mais comment pouvais-je être certain qu’il n’y eut pas d’horribles pensées réprimées derrière les barrières de ma conscience tourmentée ? Dans des couloirs murés, au-delà d’impasses que mon regard n’atteindrait jamais. Peut-être l’ignorerai-je toujours. Quelle que soit la vérité, je ne peux pas haïr Rose d’avoir protégé Norma, je dois comprendre la manière dont elle voyait cela. Car si je ne lui pardonne pas, je n’aurai plus rien.
Norma était tremblante.
— Ne t’inquiète pas, lui dis-je. Elle ne sait pas ce qu’elle fait. Ce n’était pas contre moi qu’elle était en rage. C’était contre l’ancien Charlie. Elle avait peur de ce qu’il aurait pu te faire. Je ne peux pas lui reprocher d’avoir voulu te protéger. Mais nous n’avons plus à penser à cela, car il a disparu pour toujours, n’est-ce pas ?
Elle ne m’écoutait pas. Son visage avait pris une expression songeuse.
Je viens d’éprouver une de ces impressions bizarres qu’on a au moment où se produit un événement et où l’on a la sensation qu’on sait que cela va arriver, comme si c’était déjà arrivé, exactement de la même manière, et qu’on le voit se dérouler de nouveau…
— C’est une impression très fréquente.
Elle secoua la tête :
— Là, sur le moment, quand je l’ai vue avec ce couteau, cela a été comme un rêve que j’aurais eu il y a très longtemps.
À quoi servait de lui dire que étant enfant, elle avait sans doute été réveillée, cette nuit-là, et qu’elle avait vu toute la scène, de sa chambre – puis l’avait repoussée et déformée dans sa mémoire jusqu’à ce qu’elle la considère comme une illusion extravagante. Aucune raison de l’accabler de la vérité. Elle aurait suffisamment de peine avec ma mère dans l’avenir. J’aurais été heureux de la délivrer de ce fardeau et de cette douleur, mais cela n’avait pas de sens de commencer une entreprise que je ne pourrais achever. Il me faudrait vivre en subissant ma propre affliction. Il n’y avait aucun moyen d’arrêter le sable de ce que je savais de mon avenir, dans le sablier de mon esprit.
— Il faut que je m’en aille, maintenant. Prends bien soin de toi et d’elle, dis-je en lui serrant les mains.
Napoléon aboya après moi quand je sortis.
Je me contins aussi longtemps que je pus, mais quand j’atteignis la rue, ce ne fut plus possible. C’est difficile à écrire, mais les gens se retournaient sur moi tandis que je revenais à la voiture, pleurant comme un enfant. Je ne pouvais pas m’en empêcher et cela m’était égal.
Tout en marchant, se réverbéraient en échos dans ma tête, au rythme d’un bourdonnement, ces paroles ridicules :
Trois souris aveugles… Trois, trois souris aveugles,
Voyez comme elles courent ! Voyez comme elles courent !
Elles courent après la femme du fermier,
Qui, de son grand couteau, leur a coupé la queue,
Avez-vous jamais vu cela de votre vie
Trois, trois souris… aveugles.
J’essayai de ne pas entendre mais en vain, et quand je me retournai vers la maison, j’aperçus le visage d’un petit garçon qui me regardait, la joue pressée contre un carreau de la fenêtre.
Compte rendu N° 17
3 octobre. C’est le déclin. J’ai des envies de suicide pour en finir avec tout maintenant que j’ai encore le contrôle de moi-même et conscience du monde qui m’entoure. Mais alors, je pense à Charlie qui attend à la fenêtre. Je n’ai pas le droit de lui enlever sa vie, je ne l’ai qu’empruntée pour un moment et maintenant, je dois la lui rendre.
Je ne dois pas oublier que je suis la seule personne à qui cela soit jamais arrivé. Aussi longtemps que je le pourrai, il faut que je continue de noter mes pensées et mes sensations. Ces comptes rendus sont l’apport de Charlie à l’humanité.
Je suis devenu nerveux et irritable. J’ai des disputes avec les locataires de l’immeuble parce que je fais marcher mon électrophone haute fidélité tard la nuit. Je le fais beaucoup depuis que j’ai arrêté de jouer du piano. Ce n’est pas bien de le faire marcher quelle que soit l’heure, mais il faut que je le fasse pour me tenir éveillé. Je sais que je devrais dormir mais je ne veux pas perdre une seconde de mon temps de veille. Ce n’est pas simplement à cause des cauchemars ; c’est parce que j’ai peur de lâcher.
Je me dis que j’aurai bien le temps de dormir plus tard, quand ce sera la nuit.
M. Vernor, de l’appartement du dessous, ne s’était jamais plaint de rien, mais maintenant, il tape sans cesse sur les conduites du chauffage ou au plafond, et j’entends les coups sous mes pieds. Je les ai d’abord négligés, mais la nuit dernière, il est monté en robe de chambre. Nous nous sommes disputés, et je lui ai claqué la porte au nez. Une heure plus tard, il est revenu avec un policeman qui m’a dit que je ne devais pas faire jouer des disques aussi fort à quatre heures du matin. Le sourire satisfait de Vernor m’a tellement mis en fureur que c’est tout juste si j’ai pu me retenir de le frapper. Quand ils sont partis, j’ai démoli l’électrophone et tous les disques. De toute façon, je me faisais des idées. Je n’aime vraiment plus du tout ce genre de musique.
4 octobre. La plus étrange séance de psychothérapie que j’aie jamais eue. Strauss en a été bouleversé. Il ne s’était pas attendu à cela, lui non plus.
Ce qui est arrivé – je n’ose pas appeler cela un souvenir – fut un phénomène psychique ou une hallucination. Je n’essaierai pas de l’expliquer ni de l’interpréter, mais je décrirai simplement ce qui s’est passé.
J’étais énervé quand je suis entré dans son cabinet, et il fit semblant de ne pas le remarquer. Je m’allongeai immédiatement sur le divan et lui, comme d’habitude, s’assit à côté, un peu en arrière de moi – juste hors de ma vue – et il attendit que commence l’épanchement rituel de tous les poisons accumulés dans mon esprit.
Je jetai un coup d’œil vers lui, la tête renversée. Il paraissait fatigué, mollasse et, je ne sais pourquoi, il me rappela Matt assis dans son fauteuil de coiffeur, attendant des clients. Je fis part à Strauss de cette association, il hocha la tête et resta muet.
— Attendez-vous des clients ? demandai-je. Vous devriez faire transformer ce divan en fauteuil de coiffeur. Et lorsque vous voudriez une association libre d’idées, vous installeriez votre client comme le fait le coiffeur pour lui passer du savon à barbe sur la figure ; quand les cinquante minutes seraient écoulées, vous pourriez rebasculer le fauteuil en avant et lui tendre un miroir pour qu’il puisse voir quel aspect extérieur il a après que vous lui ayez rasé son moi intérieur.
Il ne dit rien et, tout en me sentant honteux de la manière dont je lui parlais, je ne pouvais pas arrêter :
— Alors votre patient pourrait venir à chaque séance et dire : « Enlevez un peu d’épaisseur à mon anxiété. Pas trop court pour mon sur-moi, s’il vous plaît », ou il pourrait même venir pour un shampooing à la moelle – pardon, se faire shampouiner le moi. Aha ! vous avez remarqué, docteur, ce lapsus ? Moelle… moi… pas loin non ? Est-ce que cela signifie que je désire être lavé de tous mes péchés ? Naître à nouveau ? Est-ce un symbole de baptême ? Ou rasons-nous de trop près ? Est-ce qu’un idiot a un « ça » ?
J’attendais une réaction mais il se déplaça simplement dans son fauteuil.
— Êtes-vous éveillé ? demandai-je.
— J’écoute, Charlie.
— Vous écoutez seulement ? Vous ne vous fâchez donc jamais ?
— Pourquoi veux-tu que je me fâche contre toi ?
— Je soupirai :
— Strauss l’impassible, l’imperturbable. Il faut que je vous dise. J’en ai plus qu’assez de venir ici. À quoi sert maintenant cette psychothérapie ? Vous savez aussi bien que moi ce qui va arriver.
— Mais je crois que tu ne désires pas arrêter. Tu veux continuer jusqu’au bout, n’est-ce pas ?
— C’est stupide. Une perte de temps pour vous et pour moi.
Je restai allongé dans la lumière atténuée du cabinet, et je contemplai le dallage de carreaux d’insonorisation au plafond… des carreaux troués de milliers de petits trous qui absorbaient toutes les paroles. Emmurées vivantes dans les petits trous du plafond.
Je sentis ma tête devenir creuse. Mon esprit était vide et c’était inhabituel car durant les séances de psychothérapie, il me fournissait toujours beaucoup d’éléments à communiquer. Rêves… souvenirs… associations d’idées, à communiquer. Rêves… souvenirs… associations d’idées… problèmes… Mais à présent, je me sentais isolé et vide.
Seul l’impassible Strauss respirait derrière moi.
— Je me sens bizarre, dis-je.
— Tu veux m’en parler ?
Oh, comme il était adroit et subtil ! Que diable faisais-je là au fond, à faire absorber mes associations d’idées par de petits trous au plafond et de grands trous chez mon psychothérapeute ?
— Je ne sais pas si je désire en parler, dis-je. Je ressens plus d’hostilité envers vous, aujourd’hui, que d’habitude.
Puis, je lui dis à quoi j’avais pensé.
Sans le voir, je savais qu’il hochait la tête.
— C’est difficile à expliquer, repris-je. Une sensation que j’ai déjà éprouvée une fois ou deux, juste avant de perdre connaissance. Un creux dans la tête… tout s’intensifie… mais je sens mon corps glacé et engourdi…
— Continue. (Il y avait dans sa voix une pointe de surexcitation.) Quoi encore ?
— Je ne sens plus mon corps. Je suis comme paralysé. J’ai la sensation que Charlie est tout près. Mes yeux sont ouverts – j’en suis sûr… est-ce exact ?
— Oui, grand ouverts.
— Et pourtant je vois une lueur blanc-bleu sortir des murs et du plafond, se rassembler en une boule chatoyante. Maintenant, elle est suspendue dans l’air. Une lumière… qui pénètre de force dans mes yeux… et dans mon cerveau… Tout dans la pièce resplendit… J’ai la sensation de flotter… ou plutôt de me dilater dans tous les sens… et pourtant, sans avoir à regarder, je sais que mon corps est toujours étendu sur le divan. Est-ce là une hallucination ?
— Charlie, cela va bien ?
— Ou est-ce ce qu’ont décrit les mystiques ?
J’entends sa voix mais je ne veux pas lui répondre. Cela m’ennuie qu’il soit là. Il faut que je fasse comme s’il n’y était pas. Rester passif et laisser cela… quoi que ce soit… m’emplir de lumière et m’absorber en elle.
— Qu’est-ce que tu vois, Charlie ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Une sensation de monter, comme une feuille dans un courant ascendant d’air chaud. Toujours plus vite, les atomes de mon corps s’éloignent les uns des autres, je deviens plus léger, moins dense, plus gros… plus gros… J’explose en me précipitant dans le soleil. Je suis un univers en expansion qui remonte vers la surface d’un océan silencieux. Petit d’abord, il englobe mon corps, la pièce, le bâtiment, la ville, le pays jusqu’à ce que je sache que si je regarde vers le bas, je verrai mon ombre masquer toute la terre.
Je suis léger et n’ai plus de sensations. Je suis à la dérive, en expansion à travers le temps et l’espace.
Puis alors que je sens que je vais crever la croûte de l’existence comme un poisson-volant qui jaillit de la mer, je suis attiré vers le bas.
Cela m’ennuie. Je voudrais me dégager. Au moment où je vais fusionner avec l’univers, j’entends des murmures aux limites du conscient. Et cette traction à peine sensible me retient au monde fini et mortel d’en bas.
Lentement, comme reculent les vagues, mon esprit en expansion se rétracte aux dimensions terrestres – sans que je le veuille car je préférerais me perdre dans l’infini, mais je suis attiré vers le bas, dans mon corps, et, un instant, je me retrouve sur le divan, réintégrant mon conscient dans l’enveloppe de ma chair. Et je sais que je peux remuer un doigt ou cligner un œil, si je le veux. Mais je ne veux pas bouger. Je ne bougerai pas !
J’attends, je reste passif, ouvert à tout ce que peut signifier cette expérience. Charlie ne veut pas que je crève le plafond de l’esprit. Charlie ne veut pas connaître ce qu’il y a au-delà.
A-t-il peur de trouver Dieu ?
Ou de ne rien trouver ?
Tandis que j’attends là, étendu, un moment passe durant lequel je suis moi-même en moi-même et, de nouveau, je perds toute conscience d’un corps ou d’une sensation. Charlie me tire de nouveau vers le bas, dans mon corps. Je regarde en moi, au centre de mon œil aveugle, cette tache rouge qui se transforme en une fleur aux multiples pétales – la fleur chatoyante, tournoyante, luminescente qui est au plus profond du cœur de mon inconscient.
Je me rétracte, non pas au sens que les atomes de mon corps se resserrent et deviennent plus denses, mais comme une fusion – comme si les atomes de mon moi se fondaient en un microcosme. Il va se produire une énorme chaleur, une lumière insoutenable – l’enfer de l’enfer – mais je ne regarde pas la lumière, seulement une fleur, qui se démultiplie, se dédivise pour revenir de la multiplicité à l’unité. Et pendant un instant, la fleur tourbillonnante se transforme en un disque doré tournillant au bout d’une ficelle, puis en une bulle d’arcs-en-ciel tournoyants ; finalement, je suis de retour dans la caverne où tout est silence et ténèbres, et je nage dans un labyrinthe humide à la recherche d’un je ne sais quoi qui me reçoive… m’étreigne… m’absorbe… en lui.
Afin que je puisse commencer.
Tout au bout, je vois de nouveau la lumière, une ouverture dans la plus obscure des cavernes, pour le moment minuscule, et lointaine – comme si je la regardais par le mauvais bout d’une longue vue – puis brillante, aveuglante, chatoyante et de nouveau, une fleur aux multiples pétales (un lotus tournoyant qui flotte près du seuil de l’inconscient). À l’entrée de la caverne, je trouverai la réponse si j’ose y retourner et plonger dans la grotte de lumière qui est au-delà.
Pas encore !
J’ai peur. Pas de la vie, ou de la mort, ou du néant mais de tout perdre comme si je n’avais jamais été. Et quand je m’engage dans l’ouverture, je sens la pression autour de moi qui me propulse par ondes violentes de spasmes vers la bouche de la caverne.
Elle est trop petite ! Je ne peux pas passer !
Et soudain, je suis projeté et reprojeté contre les parois, et poussé de force à travers l’ouverture où la lumière menace de faire éclater mes yeux. De nouveau, je sens que je vais crever la croûte vers cette lumière glorieuse. C’est plus que je ne puis supporter. Une douleur comme je n’en ai jamais connue, et le froid, et la nausée, et ce grand bourdonnement au-dessus de ma tête comme le battement de milliers d’ailes. J’ouvre les yeux, aveuglé par l’intense lumière. Et je bats l’air de mes bras et je tremble et je hurle.
— J’en sortis grâce à l’insistance d’une main qui me secouait rudement. Le Dr Strauss.
Dieu merci ! dit-il quand je le regardai dans les yeux. Tu m’as inquiété.
Je secouai la tête :
— Je vais très bien.
Je crois que ce sera tout pour aujourd’hui.
Je me levai et chancelai en reprenant mon équilibre.
La pièce semblait très petite.
— Pas seulement pour aujourd’hui, dis-je. Je ne crois pas qu’il me faille d’autres séances. Je ne veux pas en voir davantage.
Il était décontenancé et il ne tenta pas de me faire revenir sur cette décision. Je pris mon chapeau et mon pardessus, et je m’en allai.
Et maintenant – les paroles de Platon me narguent dans les ombres sur la corniche au-delà des flammes :
«… les hommes de la caverne diraient de lui qu’il est monté et qu’il est redescendu sans ses yeux… »[4]
5 octobre. M’asseoir pour taper ces comptes rendus m’est difficile et je ne peux pas penser quand le magnétophone tourne. Je remets sans cesse ce travail, toute la journée, mais je sais combien il est important et il faut que je le fasse. Je me suis promis que je ne dînerais pas avant de m’être assis et d’avoir écrit quelque chose… n’importe quoi.
Le professeur m’a encore envoyé chercher ce matin. Il voulait que je vienne au labo pour quelques tests, du genre de ceux que je faisais d’habitude. Sur le moment, j’ai pensé que c’était très normal, puisqu’on me paie toujours, et il est important que le dossier soit complet. Cependant quand je suis arrivé au Collège Beekman et que je m’y suis mis avec Burt, j’ai su que ce serait trop pour moi.
D’abord, le labyrinthe sur le papier à suivre avec un crayon. Je me souvenais de ce que c’était auparavant, quand j’apprenais à le faire rapidement, et quand je faisais la course avec Algernon. Je me rendais compte qu’il me fallait maintenant beaucoup plus longtemps pour sortir du labyrinthe. Burt avait la main tendue pour prendre le papier mais je le déchirai et je jetai les morceaux dans la corbeille.
— Non, plus de ça. J’ai fini de courir dans le labyrinthe. Je suis dans une impasse à présent et cela s’arrête là.
Il avait peur que je m’enfuie et il me calma :
— Cela va bien, Charlie, ne t’inquiète pas…
— Que voulez-vous dire par « ne t’inquiète pas » ? Vous ne savez pas ce que c’est.
— Non, mais je peux l’imaginer. Nous en sommes tous malades.
— Gardez vos bonnes paroles. Laissez-moi simplement tranquille.
Il était gêné et je me rendis compte alors que ce n’était pas sa faute, et que je n’étais pas chic avec lui.
— Je suis désolé de m’être mis en colère, dis-je. Comment cela va ici ? Vous avez terminé votre thèse ?
Il hocha la tête :
— Je la fais retaper en ce moment. J’aurai mon doctorat en février.
— Bravo. (Je lui donnai une tape sur l’épaule pour montrer que je n’étais pas fâché contre lui.) Continuez. Il n’y a rien qui vaille mieux que d’avoir fait des études. Écoutez, oubliez ce que j’ai dit tout à l’heure. Je ferai tout ce que vous voudrez. Mais plus de labyrinthe. C’est tout.
— Bon. Nemur aurait voulu un test de Rorschach.
— Pour voir ce qui se passe dans mes profondeurs ? Qu’est-ce qu’il espère trouver ?
Je devais avoir l’air très ému car il recula :
— On n’est pas obligé. Tu es ici volontairement. Si tu ne veux pas…
— Non, ça va bien. Allons-y. Donnez les cartes. Mais ne me dites pas ce que vous découvrirez.
Il n’en avait pas besoin.
J’en connaissais assez sur le Rorschach pour savoir que ce n’est pas ce que vous voyez dans les cartes qui compte mais votre réaction en face d’elles. En les prenant dans l’ensemble, ou par morceaux, avec des figures en mouvement ou immobiles, en prêtant une attention spéciale aux taches de couleur ou en les négligeant, avec beaucoup d’idées ou seulement quelques réponses stéréotypées.
— Ce n’est pas valable, dis-je. Je sais ce que vous cherchez. Je connais le genre de réactions que je suis supposé avoir, afin de créer une certaine image de ce qu’est mon esprit. Tout ce que j’ai à faire, c’est de…
Il leva les yeux vers moi, attendant la suite.
— Tout ce que j’ai à faire, c’est de…
Alors cela me frappa comme un coup de poing en plein visage : je ne me souvenais plus de ce que j’avais à faire. Comme si j’avais tout bien regardé sur le tableau noir de mon esprit et que quand je me retournais pour le lire, une partie en avait été effacée et le reste n’avait plus de sens.
Je refusai d’abord d’y croire. Je passais les cartes en revue, affolé, si vite que mes mots s’étranglaient. J’aurais voulu mettre les taches d’encre en morceaux pour qu’elles révèlent leur secret. Quelque part dans ces taches se trouvaient des réponses que j’avais connues, il y a peu de temps. Pas réellement dans les taches, mais dans la partie de mon cerveau qui leur donnait une forme et une signification et projetait mon empreinte sur elles.
Et je ne pouvais plus le faire. Je ne pouvais pas me rappeler ce que j’avais à dire. Tout oublié.
— Ça, c’est une femme… dis-je… à genoux en train de nettoyer le plancher. Je veux dire… non… c’est un homme qui tient un couteau.
Et en le disant, je savais de quoi je parlais et je voulus m’en éloigner et changer de direction.
— Deux formes qui se disputent une poupée… peut-être… et l’une d’elles tire tellement qu’on dirait qu’elle va l’écarteler… non !… Je veux dire que ce sont deux visages qui se regardent l’un l’autre à travers une fenêtre, et…
Je balayai les cartes de la table et je me levai.
— Plus de tests. Je ne veux plus faire de tests.
— Très bien, Charlie. Nous allons en rester là pour aujourd’hui.
— Pas seulement pour aujourd’hui. Je ne reviendrai plus jamais ici. Quoi que ce soit qui reste en moi d’utile pour vous, vous pourrez le trouver dans mes comptes rendus. J’ai fini de courir dans le labyrinthe. Je ne suis plus un cobaye. J’en ai assez fait. Je veux qu’on me laisse tranquille maintenant.
— Très bien, Charlie. Je comprends.
— Non, vous ne comprenez pas parce que cela ne vous arrive pas à vous et personne ne peut comprendre sauf moi. Je ne vous le reproche pas. Vous avez votre travail à faire, votre doctorat à obtenir et – ah oui, ne me le dites pas, je sais que vous vous êtes voué à cela surtout par amour de l’humanité, mais encore avez-vous votre vie à vivre et il se trouve que nous ne sommes plus au même étage. J’ai dépassé votre étage en montant, maintenant je le dépasse en descendant, et je ne crois pas que je reprendrai cet ascenseur. Disons-nous simplement adieu, tout de suite.
— Mais ne crois-tu pas que tu devrais parler au docteur…
— Dites adieu à tout le monde pour moi, voulez-vous ? Je ne me sens plus le courage de les affronter à nouveau, ni les uns ni les autres.
Avant qu’il pût dire un mot ou tenter de m’arrêter, j’avais quitté le labo, pris l’ascenseur et je sortis du Collège Beekman pour la dernière fois.
7 octobre. Strauss est venu pour tenter de me revoir ce matin, mais je n’ai pas voulu ouvrir la porte. Je veux qu’on me laisse seul maintenant.
C’est une étrange sensation que de prendre un livre qu’on a lu et aimé il y a quelques mois à peine, et de découvrir qu’on ne s’en souvient plus. Je me rappelle combien j’avais trouvé Milton admirable. Quand je pris Le Paradis perdu, je pus seulement me souvenir qu’il y était question d’Adam et Ève et de l’Arbre de la science du Bien et du Mal, mais je n’arrivais plus maintenant à comprendre pourquoi.
Je me levai, fermai les yeux et je vis Charlie – moi – à six ou sept ans, assis à la table de la salle à manger, avec un livre de classe, apprenant à lire, répétant et répétant les mots avec sa mère auprès de lui, auprès de moi…
— Essaie encore une fois.
— Regarde Jack. Regarde Jack cours. Regarde Jack regarde.
— Non ! Pas Regarde Jack regarde ! C’est Cours Jack, cours !
Elle montrait de son doigt.
Regarde Jack, Regarde Jack cours. Cours Jack regarde.
— Non ! Tu ne fais pas attention. Essaie encore une fois !
Essaie encore une fois… Essaie encore une fois… Essaie encore une fois.
— Laisse-le tranquille. Tu le terrorises.
— Il faut qu’il apprenne. Il est trop paresseux pour faire attention.
Cours Jack cours… Cours Jack cours… Cours Jack cours…
Il est plus lent que les autres enfants. Laisse-lui le temps.
Il est normal. Il n’a rien qui cloche. Il est simplement paresseux. Je lui enfoncerai cela dans la tête jusqu’à ce qu’il apprenne.
Cours Jack cours… Cours Jack cours… Cours Jack cours…
Et alors en levant les yeux de la table, il me sembla me voir par les yeux de Charlie, tenant Le Paradis perdu, et je m’aperçus que je cassais la reliure en tirant des deux mains, comme si je voulais déchirer le livre. J’en ai arraché le dos, j’ai empoigné une liasse de pages et je les ai jetées avec le livre à travers la pièce dans le coin où étaient les disques brisés. Et il resta là, gisant avec ses pages déchirées qui semblaient se moquer de moi, comme des petites langues blanches, parce que je ne pouvais pas comprendre ce qu’elles disaient.
Il faut que je m’efforce de garder en moi un peu de ce que j’ai appris. Je vous en prie, mon Dieu, ne me retirez pas tout.
10 octobre. Habituellement je sors la nuit pour marcher au hasard à travers la ville. Je ne sais pas pourquoi. Pour voir des visages. Je suppose. La nuit dernière, je n’arrivais plus à me rappeler où j’habitais. Un agent de police m’a ramené chez moi. J’ai l’étrange sensation que cela m’est déjà arrivé – il y a longtemps. Je voudrais ne pas l’écrire mais je me dis toujours que je suis le seul au monde à pouvoir décrire un pareil phénomène de désagrégation.
Je ne marchais pas, je flottais dans l’espace, mais au lieu d’être clair et net, tout était recouvert d’une couche de grisaille. Je sais ce qui m’arrive mais je n’y peux rien, Je marche ou je reste là sur le trottoir et je regarde les gens passer. Quelques-uns me regardent, d’autres non, mais personne ne me dit rien – sauf une nuit où un homme s’est approché et m’a demandé si je voulais une fille. Il m’a emmené quelque part. Il voulait dix dollars d’abord, et je les lui ai donnés, mais il n’est jamais revenu.
Et je me suis alors rendu compte que je n’étais qu’un imbécile.
11 octobre. Lorsque je suis rentré chez moi ce matin, j’ai trouvé Alice endormie sur le divan. Tout était nettoyé, et au premier abord, j’ai cru que je m’étais trompé d’appartement, puis j’ai vu qu’elle n’avait pas touché aux disques brisés, ni aux livres déchirés, ni aux partitions froissées dans le coin de la pièce. Le plancher craqua, elle s’éveilla et me regarda.
— Bonjour, dit-elle en riant. Tu fais un drôle d’oiseau de nuit.
— Pas un oiseau de nuit. Plutôt un oiseau fossile. Un fossile idiot. Comment êtes-vous entrée ici ?
— Par l’escalier de secours, par l’appartement de Fay. Je l’ai appelée pour avoir de tes nouvelles et elle m’a dit qu’elle était inquiète. Elle dit que tu te conduis… bizarrement… que tu fais du tapage. J’ai décidé qu’il était temps que je fasse une apparition. J’ai mis un peu d’ordre. J’ai pensé que cela ne te ferait rien.
— Si, cela me fait… beaucoup. Je ne veux pas que quelqu’un vienne ici se lamenter sur moi.
Elle se dirigea vers la glace pour se peigner.
— Je ne suis pas ici parce que je me lamente sur toi, mais parce que je me lamente sur moi.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Cela ne veut rien dire, dit-elle avec un haussement d’épaules. Ce n’est… qu’une sorte de poème. Je voulais te voir.
— Le zoo ne vous suffit pas ?
— Oh, cela suffit, Charlie. Ne te dérobe pas. J’ai attendu assez longtemps que tu viennes à moi. J’ai décidé de venir à toi.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il reste encore du temps. Et je veux le passer avec toi.
— C’est une chanson ?
— Charlie, ne te moque pas de moi.
— Je ne me moque pas, mais je ne peux pas me payer le luxe de partager mon temps avec quelqu’un – il m’en reste juste assez pour moi.
— Je ne peux pas croire que tu veuilles rester complètement seul.
— Si.
— Nous avons passé un petit peu de temps ensemble avant de perdre contact. Nous avions des choses à nous dire, à faire ensemble. Cela n’a pas duré très longtemps mais cela a compté. Écoute, nous savions ce qui pourrait arriver. Ce n’était pas un secret. Je ne suis pas partie, Charlie, j’ai simplement attendu. Tu es maintenant revenu à peu près à mon niveau, n’est-ce pas ?
Complètement déchaîné, je me mis à arpenter l’appartement :
— Mais c’est de la pure folie. Il n’y a plus rien à attendre. Je n’ose pas penser à l’avenir, mais seulement au passé. Dans quelques mois, quelques semaines, quelques jours – qui diable le sait ? – je retournerai à l’Asile Warren. Vous ne pourrez pas m’y suivre.
— Non, admit-elle, et je n’irai sans doute même pas t’y voir. Une fois que tu seras à l’asile, je m’efforcerai de mon mieux de t’oublier. Je ne prétends pas le contraire. Mais jusqu’à ce que tu partes, il n’y a aucune raison pour que nous restions seuls, l’un et l’autre.
Avant que je puisse prononcer un mot, elle m’embrassa avec fougue. Je la pris dans mes bras, elle posa sa tête sur ma poitrine, et assis, serrés l’un contre l’autre, sur le divan, j’attendis, mais la panique ne vint pas. Alice était une femme, peut-être Charlie comprendrait-il maintenant qu’elle n’était ni sa mère ni sa sœur.
Soulagé de savoir que j’avais dépassé un point critique, je poussai un soupir, car il n’y avait plus rien qui me retînt. Ce n’était plus le moment de craindre ou de feindre, car cela ne pourrait jamais être ainsi avec une autre. Toutes les barrières étaient abattues. J’avais déroulé le fil qu’elle m’avait donné et trouvé le chemin qui menait hors du labyrinthe, là où elle m’attendait. Je la pris et la possédai plus profondément qu’avec mon corps seulement.
Je ne prétends pas comprendre le mystère de l’amour, mais cette fois, c’était bien plus qu’un acte sexuel, que la jouissance donnée par le corps d’une femme. C’était être soulevé de terre, au-delà de la peur et des tourments, faire partie d’une entité plus vaste que moi-même. J’étais arraché de la sombre caverne de mon esprit pour fusionner avec quelqu’un d’autre… exactement comme j’en avais eu la sensation l’autre jour sur le divan de psychothérapie. C’était le premier pas vers l’univers – au-delà de l’univers – dans lequel et avec lequel nous ne faisions plus qu’un pour recréer et perpétuer l’esprit humain. Expansion et explosion, rétraction et recommencement, c’était le rythme de la vie – de la respiration, du battement de cœur, du jour et de la nuit – et le rythme de nos corps mêlés éveillait un écho dans mon esprit. Il en avait été ainsi dans cette singulière vision. L’épais brouillard gris se levait dans mon esprit et la lumière pénétrait mon cerveau (comme il est surprenant que la lumière puisse aveugler !) et mon corps était réabsorbé dans un immense océan d’espace, lavé par un étrange baptême. Mon corps vibrait du bonheur de donner et le sien du bonheur d’accepter.
Nous nous aimâmes ainsi jusqu’à ce que la nuit cède devant une aube silencieuse. Et couché là, près d’elle, je voyais maintenant combien l’amour physique était important, combien il nous était nécessaire d’être dans les bras l’un de l’autre, à donner et à prendre. L’univers explosait, chacune de ses particules s’écartait des autres, nous lançant dans un espace obscur et désert, nous arrachant éternellement l’un à l’autre – l’enfant à la matrice, l’amant à sa maîtresse, l’ami à l’ami, les éloignant l’un de l’autre, chacun suivant son chemin vers la cage ultime de la mort solitaire.
Mais l’acte d’amour était la compensation, ce qui liait et retenait. De même que les marins, pour ne pas être emportés par-dessus bord dans la tempête, s’agrippent les mains afin de ne pas être arrachés les uns aux autres, de même nos corps unis formaient un anneau dans la chaîne humaine qui nous préservait d’être engouffrés dans le néant.
À l’instant de tomber dans le sommeil, je me remémorai comment cela avait été entre Fay et moi, et je souris. Pas étonnant que cela ait été facile. Cela n’avait été que physique. Avec Alice, c’était un mystère.
Je me penchai sur elle et baisai ses yeux.
Alice sait tout sur moi maintenant et accepte le fait que nous ne pourrons être ensemble que très peu de temps. Elle a admis de s’en aller quand je lui dirai de partir. Il m’est douloureux de penser à cela, mais je crois que ce que nous possédons est beaucoup plus que ce que la plupart des gens trouvent dans toute une vie.
14 octobre. Je me réveille le matin et je ne sais ni où je suis ni ce que je fais là, puis je la vois près de moi et je me souviens. Elle sent lorsqu’il se produit des changements en moi, et elle va et vient doucement dans l’appartement, fait le petit déjeuner, le ménage, ou bien elle sort et me laisse seul sans poser de questions.
Nous sommes allés au concert ce soir, mais je me suis vite ennuyé et nous sommes partis au beau milieu. Je semble ne plus pouvoir rester si longtemps attentif. J’y étais allé parce que je sais que j’ai aimé Stravinsky, mais je n’ai plus la patience d’écouter.
Il n’y a qu’un point noir dans la présence d’Alice ici, c’est que maintenant, je sens que je devrais lutter contre ce qui arrive. Je voudrais arrêter le temps, m’immobiliser définitivement à ce niveau et ne jamais me séparer d’elle.
17 octobre. Pourquoi ne puis-je plus me rappeler ? Il faut que je résiste à cette paresse. Alice me dit que je reste au lit pendant des jours et que je parais ne plus me rappeler qui je suis ni où je suis. Puis cela me revient, je la reconnais et je me souviens de ce qui se passe. Crises d’amnésie. Symptômes d’un retour en enfance – comment appelle-t-on cela ? Sénilité ? Je vois venir cela.
Tout est si cruellement logique dans ce résultat de l’accélération des processus mentaux. J’ai appris tellement de choses, tellement vite, et maintenant, mon esprit se détériore au même rythme. Et si je ne veux pas qu’il en soit ainsi ? Si je lutte ? Je songe à ceux de l’Asile Warren, avec leur sourire béat, leur expression vide ; et tout le monde rit d’eux.
Le petit Charlie Gordon me regarde par la fenêtre… il attend. Non, je vous en prie, mon Dieu, faites que je ne redevienne pas comme cela.
18 octobre. J’oublie des choses que j’ai apprises récemment. Il semble que cela suive l’évolution classique, les dernières choses apprises sont les premières oubliées. Ou est-ce bien ainsi que cela se passe ? Mieux vaut vérifier de nouveau.
J’ai relu mon rapport sur L’effet Algernon-Gordon et bien que je sache que je l’ai écrit, j’ai la sensation qu’il a été écrit par quelqu’un d’autre. Je n’en comprends même pas la plus grande partie.
Mais pourquoi suis-je si irritable ? Spécialement à l’égard d’Alice qui est si bonne avec moi ? Elle tient l’appartement propre et en ordre, toujours en train de ranger mes affaires, de laver la vaisselle et d’astiquer les parquets. Je n’aurais pas dû crier contre elle de cette manière ce matin, cela l’a fait pleurer et je ne le voulais pas. Mais elle n’aurait pas dû ramasser les disques brisés et les livres déchirés, et les mettre soigneusement dans une boîte. Cela m’a mis en colère. Je ne veux pas qu’on touche à ces débris. Je veux les voir s’empiler. Je veux qu’ils me rappellent ce que je laisse derrière moi. J’ai donné un coup de pied dans la boîte et j’ai tout éparpillé sur le plancher, et je lui ai dit de tout laisser tel quel.
Idiot. Aucune raison à cela. Je suppose que je me suis irrité parce que je savais qu’elle pensait que c’était bête de garder tout cela et ne me le disait pas. Elle faisait semblant de trouver cela normal. Elle veut me complaire. Et quand j’ai vu cette boîte, je me suis souvenu de ce garçon à l’Asile Warren, de l’affreuse lampe qu’il avait faite et de la manière dont nous avons tous voulu lui complaire, feignant de trouver qu’il avait fait une merveille, alors que ce n’était pas vrai.
C’est comme cela qu’elle se comporte avec moi et je ne peux pas le tolérer.
Quand elle est allée dans la chambre, et qu’elle a pleuré, cela m’a donné des remords et je lui ai dit que tout était ma faute. Je ne mérite pas quelqu’un d’aussi bon qu’elle. Pourquoi ne puis-je me contrôler, juste assez pour continuer de l’aimer ? Juste cela.
19 octobre. Activité motrice atteinte. Je ne fais que buter partout et lâcher les choses. J’ai d’abord pensé que cela ne venait pas de moi. J’ai cru qu’elle déplaçait les meubles et les objets. Le panier à papiers était dans mon chemin, les sièges aussi et j’ai pensé qu’elle les avait dérangés.
Maintenant je me rends compte que ma coordination est mauvaise. Il faut que je procède lentement pour faire bien ce que je fais. Cela me devient de plus en plus difficile de taper à la machine. Pourquoi fais-je sans cesse des reproches à Alice ? Pourquoi ne discute-t-elle pas ? Cela me met en colère parce que je lis la pitié sur son visage.
Mon seul plaisir à présent, c’est le poste de télévision. Je passe la majeure partie du jour à regarder les jeux, les vieux films, les feuilletons et même les émissions enfantines et les dessins animés. Et je ne peux plus me décider à le fermer. Tard dans la soirée, il y a des films d’horreur, des documentaires, minuit dernière, la ronde de nuit et même le petit sermon avant l’arrêt des émissions, avec La Bannière étoilée et le drapeau qui flotte dans le fond, et finalement, la mire de l’émetteur qui me fixe de son œil immobile à travers la petite fenêtre carrée.
Pourquoi est-ce que je regarde toujours la vie à travers une fenêtre ?
Et quand tout est fini, je suis écœuré de moi-même ; il me reste si peu de temps pour lire, écrire et réfléchir, et je devrais éviter de m’intoxiquer le cerveau avec ces niaiseries malsaines qui visent l’enfant en moi. Surtout quand l’enfant qui est en moi reconquiert mon cerveau.
Je sais tout cela, mais quand Alice me dit que je ne devrais pas perdre mon temps, je me fâche et je lui dis de me laisser tranquille.
J’ai un sentiment que je dois surveiller car il est important pour moi de ne pas penser, de ne pas songer à la boulangerie, à ma mère et mon père, et à Norma. Je ne veux plus me souvenir du passé.
J’ai eu un choc terrible aujourd’hui. J’ai pris un article dont je me suis servi dans mes recherches, Uber Psychische Ganzheit, de Krueger, pour voir s’il pourrait m’aider à comprendre le rapport que j’ai écrit et ce que j’ai fait. J’ai d’abord cru que j’avais des troubles visuels. Puis je me suis rendu compte que je ne pouvais plus lire l’allemand. J’ai essayé avec d’autres langues. Toutes oubliées.
21 octobre. Alice est partie. Voyons si je peux me souvenir. Cela a commencé quand elle a dit que nous ne pouvions pas vivre comme cela avec les livres déchirés et les disques brisés, éparpillés sur le plancher, et l’appartement dans un tel désordre.
— Laisse tout, tel que c’est, lui ai-je dit.
— Pourquoi veux-tu vivre comme cela ?
— Je veux que tout reste où je l’ai mis. Je veux tout voir étalé. Tu ne sais pas ce que c’est d’avoir quelque chose qui se passe en toi, que tu ne peux ni voir ni contrôler, et de sentir que tout te file entre les doigts.
— Tu as raison. Je n’ai jamais dit que je pouvais comprendre ce qui se passait en toi. Ni quand tu es devenu trop intelligent pour moi ni maintenant. Mais je vais te dire une chose : avant que tu aies été opéré, tu n’étais pas comme cela. Tu ne te plaisais pas dans ta saleté, tu ne t’apitoyais pas sur toi-même, tu ne t’abrutissais pas l’esprit à rester assis jour et nuit devant le poste de télé. Tu possédais une qualité qui, même tel que tu étais, nous portait à te respecter. Une qualité que je n’avais jamais rencontrée auparavant chez une personne arriérée.
— Je ne regrette pas l’expérience.
— Moi non plus, mais tu y as perdu cette qualité. Tu avais un sourire…
— Un sourire vide, stupide.
Non, un sourire vrai, chaleureux parce que tu voulais que les gens t’aiment.
— Et ils me jouaient de sales tours et se moquaient de moi.
— Oui, mais même si tu ne comprenais pourquoi ils riaient, tu sentais que s’ils pouvaient rire de toi, ils t’aimeraient. Et tu voulais qu’ils t’aiment. Tu te conduisais comme un enfant et tu te joignais même à eux pour rire de toi-même.
— Je ne me sens aucune envie de rire de moi-même, en ce moment, si cela ne te fait rien.
Elle s’efforçait de ne pas pleurer. Je crois que je voulais qu’elle pleure.
— Peut-être est-ce pourquoi il était si important pour moi d’apprendre. Je pensais que, ainsi, les gens m’aimeraient. J’espérais que j’aurais des amis. Il y a de quoi rire, non ?
— Il ne suffit pas pour cela d’avoir simplement un Q.I. au-dessus de la moyenne.
Cela me mit en colère. Probablement parce que je ne comprenais pas bien où elle voulait en venir. De plus en plus, ces temps derniers, elle ne disait pas tout ce qu’elle pensait ou ce qu’elle voulait exprimer. Elle procédait par allusions. Elle évitait de parler directement, et elle espérait que je comprendrais ce qu’elle pensait. Et j’écoutais, faisant semblant de comprendre mais au fond de moi, j’avais peur qu’elle ne voie que je n’avais pas du tout saisi son propos.
— Je crois qu’il est temps pour toi de t’en aller.
— Son visage s’enflamma :
— Pas encore, Charlie. Le moment n’est pas encore venu. Ne me chasse pas.
— Tu rends tout plus difficile pour moi. Tu feins sans cesse de croire que je peux faire et comprendre des choses qui sont très au-dessus de ma portée maintenant. Tu me pousses. Exactement comme ma mère…
— Ce n’est pas vrai !
— Tout ce que tu fais le prouve. La façon dont tu ranges et nettoies derrière moi, la manière dont tu laisses en évidence des livres qui, crois-tu, m’inciteront de nouveau à lire, la façon dont tu me parles des nouvelles pour me faire réfléchir. Tu dis que cela n’a pas d’importance mais tout ce que tu fais témoigne du contraire. Tu restes la maîtresse d’école. Je ne veux plus aller écouter des concerts, visiter des musées, voir des films étrangers ni faire quoi que ce soit qui puisse me faire lutter pour réfléchir sur la vie ou sur moi-même.
— Charlie…
— Laisse-moi simplement tout seul. Je ne suis pas moi-même. Je m’effondre par morceaux et je ne veux pas que tu sois là.
Cela la fit pleurer. Cet après-midi, elle a fait ses valises et elle est partie. L’appartement semble être silencieux et vide, maintenant.
25 octobre. La détérioration s’accentue. J’ai renoncé à la machine à écrire. Trop mauvaise coordination. À partir de maintenant, il me faudra écrire ces comptes rendus à la main.
J’ai beaucoup pensé à tout ce qu’Alice m’a dit, et il m’est venu brusquement à l’esprit que si je continuais à lire et à apprendre de nouvelles choses, même si pendant ce temps j’oublie les anciennes, je pourrais garder un peu de mon intelligence. Je suis sur un escalator qui descend. Si je ne bouge pas, j’irai jusqu’en bas, mais si je me mets à le remonter en courant, je pourrai peut-être au moins rester à la même place. L’important, c’est de continuer à le remonter quoi qu’il arrive.
Je suis donc allé à la bibliothèque et j’ai emporté un tas de livres. Et j’ai beaucoup lu. La plupart des livres sont trop durs pour moi mais cela m’est égal. Tant que je lirai, j’apprendrai de nouvelles choses et je continuerai de savoir lire. C’est le point le plus important. Si je ne cesse pas de lire, je pourrai peut-être me maintenir au point où j’en suis.
Le Dr Strauss est venu le lendemain du départ d’Alice, je suppose donc qu’elle lui a parlé de moi. Il a prétendu que tout ce qu’il voulait, c’était mes comptes rendus mais je lui ai dit que je les enverrais. Je ne veux pas qu’il vienne ici. Je lui ai dit de ne pas se faire de soucis, que quand je penserais ne plus être capable de m’occuper de moi, je prendrais le train et m’en irais à Warren.
Je lui ai dit que je préfère y aller tout seul quand le moment sera venu.
J’ai essayé de parler à Fay mais je vois qu’elle a peur de moi. Je suppose qu’elle pense que j’ai perdu la tête. La nuit dernière, elle est revenue chez elle avec quelqu’un – il avait l’air très jeune.
Ce matin, la propriétaire, Mrs Mooney, est montée avec un bol de bouillon chaud et un peu de poulet. Elle a dit qu’elle avait simplement pensé à venir voir si j’allais bien. Je lui ai répondu que j’avais des tas de provisions mais elle a tout de même laissé ce qu’elle avait apporté et c’était bon. Elle prétend qu’elle a fait cela de son propre chef mais je ne suis pas encore stupide à ce point. Alice ou Strauss doivent lui avoir dit de jeter un coup d’œil sur moi et de faire ce qu’il faut pour m’aider. Bon, d’accord. C’est une gentille vieille dame avec un accent irlandais et elle aime à tout raconter sur les locataires de l’immeuble. Quand elle a vu le désordre sur le plancher dans mon appartement, elle n’en a rien dit. Je pense qu’elle est très bien.
1er novembre. Une semaine écoulée depuis la dernière fois que j’ai osé écrire. Je ne sais pas où passe le temps. Aujourd’hui, c’est dimanche, je le sais parce que je vois par la fenêtre des gens qui vont à l’église de l’autre côté de la rue. Je crois que je suis resté au lit toute la semaine, mais je me souviens de Mrs Mooney m’apportant de temps en temps à manger et me demandant si j’étais malade.
Que vais-je faire de moi ? Je ne peux pas continuer à rester ici tout seul et à regarder par la fenêtre. Il faut que je me ressaisisse. Je me dis et redis sans cesse que j’ai quelque chose à faire mais j’oublie ou peut-être est-ce plus facile de ne pas faire ce que je me dis que je vais faire.
J’ai encore quelques livres de la bibliothèque mais beaucoup sont trop durs pour moi, je lis un tas de romans policiers maintenant et des livres sur des rois et des reines d’autrefois. J’ai lu un livre sur un homme qui se croyait un chevalier et qui est parti sur un vieux cheval avec son ami. Mais quoi qu’il fît, il finissait toujours par être battu et recevoir des mauvais coups. Comme quand il a cru que les moulins à vent étaient des dragons. J’ai d’abord pensé que c’était un livre bête parce que s’il n’était pas fou, il se serait aperçu que les moulins à vent n’étaient pas des dragons et que les sorciers et les châteaux enchantés, cela n’existe pas, mais là-dessus, je me suis rappelé que derrière tout cela, ce livre était supposé avoir une autre signification que l’histoire ne disait pas mais qu’elle suggérait. Comme si elle pouvait se comprendre de plusieurs façons. Mais je ne voyais pas lesquelles. Cela me mit en colère parce que je crois que je l’ai su. Mais je continue de lire et d’apprendre de nouvelles choses tous les jours et je sens que cela va m’aider.
Je sais que j’aurais dû écrire quelques comptes rendus avant celui-ci de façon qu’ils sachent ce qui se passe en moi. Mais écrire devient difficile. Il me faut chercher même des mots simples dans le dictionnaire et j’enrage contre moi.
2 novembre. Oublié de parler dans le compte rendu d’hier de la femme dans l’immeuble de l’autre côté de l’impasse, un étage au-dessous du mien. Je l’ai vue par la fenêtre de ma cuisine, la semaine dernière. Je ne sais pas son nom ni même à quoi son visage ressemble, mais tous les soirs elle entre dans sa salle de bains pour prendre un bain. Elle ne baisse jamais le volet roulant et, de ma fenêtre, en éteignant la lumière, je la vois depuis les épaules jusqu’en bas quand elle sort de sa baignoire pour se sécher.
Cela m’excite et, quand elle éteint, je me sens frustré et abandonné. Je voudrais voir un jour son visage, découvrir si elle est jolie ou quoi. Je sais que c’est pas bien de regarder une femme quand elle est nue comme cela mais je ne peux pas m’en empêcher. Et puis quelle différence cela fait-il pour elle, puisqu’elle ne sait pas que je la regarde.
Il est presque 11 heures maintenant. L’heure de son bain. Faut que j’aille voir.
5 novembre. Mrs Mooney s’inquiète beaucoup pour moi. Elle dit que la manière dont je reste couché toute la journée, sans rien faire lui rappelle son fils avant qu’elle le mette à la porte de chez elle. Elle dit qu’elle n’aime pas les fainéants. Si je suis malade, c’est une chose, mais si je suis un fainéant, c’en est une autre, et elle ne veut plus me voir. Je lui ai dit que je croyais être malade.
J’essaie de lire un peu tous les jours surtout des histoires mais il faut souvent que je lise la même histoire plusieurs fois parce que je ne comprends pas ce qu’elle raconte. Et c’est difficile d’écrire. Je sais que je devrais chercher tous les mots dans le dictionnaire mais je suis tout le temps si fatigué.
Il m’est donc venu l’idée de n’employer que les mots faciles au lieu de ceux qui sont longs et difficiles. Cela épargne du temps. Il commence à faire froid dehors mais je continue à mettre des fleurs sur la petite tombe d’Algernon. Mrs Mooney pense que je suis bête de mettre des fleurs sur la tombe d’une souris mais je lui ai dit qu’Algernon était une souris spéciale.
Je suis allé faire une visite à Fay de l’autre côté du couloir. Mais elle m’a dit de m’en aller et de ne plus revenir. Elle a mis une nouvelle serrure à sa porte.
9 novembre. De nouveau dimanche. Je n’ai plus rien maintenant pour m’occuper parce que la télé est en panne et que j’oublie toujours de la faire réparer. Je crois que j’ai perdu le chèque du collège de ce mois-ci. Je me rappelle plus.
J’ai de terribles maux de tête et l’aspirine n’y fait pas grand-chose. Mrs Mooney croit maintenant que je suis vraiment malade et elle s’inquiète pour moi. C’est une femme merveilleuse quand quelqu’un est malade. Il fait si froid dehors à présent que je dois mettre deux sweaters.
La dame d’en face baisse maintenant son volet, je peux donc plus la regarder toute nue. Toujours ma malchance.
10 novembre. Mrs Mooney a fait venir un drôle de docteur pour me voir. Elle avait peur que je meure. J’ai dit au docteur que j’étais pas malade et que, quelquefois, simplement je me rappelle plus. Il m’a demandé si j’avais des amis ou des parents et j’ai dit non j’en ai pas. Je lui ai dit que j’avais eu une amie qui s’appelait Algernon mais que c’était une souris et que nous faisions la course l’un contre l’autre. Il m’a regardé d’un air drôle comme s’il pensait que j’étais fou.
Il a souri quand je lui ai dit que j’avais été un génie. Il me parlait comme à un bébé et faisait des clins d’œil à Mrs Mooney. Je me suis mis en colère parce qu’il se moquait de moi et je l’ai chassé et j’ai fermé la porte à clé.
Je crois que je sais pourquoi j’ai pas de chance. J’ai perdu ma patte de lapin et mon fer à cheval. Il faut que je me trouve une autre patte de lapin très vite.
11 novembre. Le Dr Strauss est venu à ma porte aujourd’hui et Alice aussi mais je les ai pas laissé entrer. Je leur ai dit que je voulais pas que personne me voit. Je veux qu’on me laisse tranquille. Plus tard, Mrs Mooney est montée me porter à manger et elle m’a dit qu’ils avaient payé le loyer et laissé de l’argent pour qu’elle m’achète à manger et tout ce dont j’ai besoin. Je lui ai dit que je veux plus de leur argent. Elle a dit l’argent c’est de l’argent et il faut que quelqu’un paye pour vous ou je devrais vous mettre à la porte. Et elle a demandé pourquoi est-ce que je cherche pas du travail au lieu de rester simplement à traîner comme cela.
Je connais pas de métier sauf le travail que je faisais à la boulangerie. Je veux pas y retourné parce qu’ils m’ont tous connu quand j’étais un telligent et peut-être qu’ils riraient de moi. Pourtant je sais pas quoi faire d’autre pour avoir de l’argent. Et je veux payé moi-même pour tout. Je suis solide et je peux travailler. Si je peux plus gagner de quoi vivre, j’irai à l’Asile Warren. Je veux pas recevoir la charité de personne.
15 novembre. J’ai regardé quelques-uns de mes anciens comptes rendus mais c’est très étonnant, je peux pas lire ce que j’ai écrit. J’arrive à lire quelques mots mais ils veulent rien dire. Je crois que je les ai écrit mais je me rappelle pas bien. Je me fatigue très vite quand j’essaie de lire les livres que j’ai acheté au drugstore. Sauf ceux avec des images de jolies filles toutes nues. J’aime les regarder mais cela me donne de drôles de rêves. C’est pas convenable. J’en achèterai plus. J’ai vu dans un de ces magazines qu’ils ont une poudre magique qui peut vous rendre fort et un telligent et faire des tas de choses. Je crois que je vais peut-être leur écrire et en acheté un peu pour moi.
16 novembre. Alice est encore venue à la porte mais je lui ai dit vas tant je veux pas te voir. Elle a pleuré et j’ai pleuré aussi mais je voulais pas la laisser entré parce que je voulais pas qu’elle rie de moi. Je lui ai dit que je l’aimais plus et que je voulais pas redevenir un telligent non plus. C’est pas vrai mais. Je l’aime encore et je voudrais toujours être un telligent mais il fallait que je lui dise cela pour quelle parte. Mrs Mooney m’a dit que Alice avait encore apporté de l’argent pour moi et pour le loyer. Je veux pas de cela. Il faut que je trouve du travail.
Je vous en prie… je vous en prie, mon Dieu, faites que je n’oublie pas comment lire et écrire.
18 novembre. Mr Donner a été très gentil quand je suis revenu et que je lui ai demandé de reprendre mon ancien travail à la boulangerie. Il a d’abord été très méfiant mais je lui ai raconté ce qui m’est arrivé il a eu l’air très triste m’a mis la main sur l’épaule et il a dit Charlie tu as du courage.
Tout le monde m’a regardé quand je suis descendu dans le fournil et que je me suis mis à nettoyer les cabinets comme je le faisais avant. Je me disais Charlie s’ils se moquent de toi tu te fâcheras pas parce que tu te rappelles qu’ils sont pas aussi un telligent que tu pensais autre fois qu’ils étaient. Et en plus ils ont été tes amis et s’ils riaient de toi, cela veut rien dire parce qu’ils t’aimaient bien aussi.
L’un des nouveaux qui sont venus travaillé après que je sois parti, s’appelle Meyer Klaus et il m’a fait une méchanceté. Il est venu près de moi pendant que je chargeais des sacs de farine et m’a dit hé Charlie on dit que t’es un type très un telligent un vrai je-sais-tout. Dis quelque chose d’un telligent. Je me sentais mal à l’aise parce que je voyais à la manière dont il le disait qu’il se moquait de moi. Et j’ai continué mon travail. Mais alors il s’est approché m’a saisi le bras très fort et m’a crié quand je te parle mon gars vaudrait mieux que tu m’écoutes, ou je vais te casser une patte. Il me tordait tellement le bras que cela me faisait mal et j’ai eu peur qu’il me le casse comme il disait. Et il riait et il me tordait le bras et je savais pas quoi faire. J’avais si peur que j’ai cru que j’allais pleurer puis j’ai eu une envie épouvantable d’aller aux cabinets. J’avais des tortillements dans le ventre comme s’il allait éclater si j’y allai pas tout de suite… parce que je pouvais plus me retenir.
Je lui ai dit si vous plait lâchez moi il faut que j’aille aux cabinets mais il continuait à rire de moi et je savais plus quoi faire. Je me suis mis à pleurer. Lâchez-moi. Lâchez-moi. Et j’ai fait. Dans mon pantalon et cela sentait mauvais et je pleurais. Il m’a alors lâché il a fait une drôle de figure comme s’il avait peur maintenant. Il a dit : Mon Dieu Charlie je voulais pas te faire de mal. Mais alors est entré Joe Carp et il a pris Klaus par la chemise et il a dit laisse le tranquille espèce de salaud ou je te casse la gueule. Charlie est un bon garçon et personne le touchera sans avoir affaire à moi. Je me sentais honteux et j’ai couru aux cabinets pour me nettoyé et changer de vêtements.
Quand je suis revenu Frank était là aussi et Joe lui racontait puis Gimpy est venu et ils lui ont raconté et il a dit qu’ils en avaient assez de Klaus. Et qu’ils demanderaient à Mr Donner de renvoyer Klaus. Je leur ai dit que je croyais pas qu’il fallait le renvoyer et qu’il ait à chercher une autre place parce qu’il avait une femme et un gosse. Et en plus il a dit qu’il était désolé de ce qu’il m’avait fait. Et je me rappelais comme j’étais triste quand j’avais du être renvoyé de la boulangerie et m’en aller. J’ai dit qu’il fallait laisser une autre chance à Klaus parce que maintenant il me ferait plus rien de mal.
Plus tard Gimpy est venu en boitant de son mauvais pied et il a dit Charlie si quelqu’un t’embête ou cherche a te tourner en ridicule appelle-moi ou Joe ou Frank et on se chargera de lui. Nous voulons tous que tu te rappelles que tu as des amis ici et ne l’oublie jamais. J’ai dit merci Gimpy. Cela me fait du bien.
C’est bon d’avoir des amis…
21 novembre. J’ai fait une bêtise aujourd’hui. J’avais oublié que je vais plus au cours d’adultes dans la classe de Miss Kinnian comme je le faisais. Je suis entré et je me suis assis à mon ancienne place au fond de la sale elle m’a regardé drôlement et elle a dit Charlie d’où viens-tu. J’ai dit bonjour Miss Kinnian j’ai appris ma leçon d’aujourd’hui mais j’ai perdu mon livre.
Elle s’est mise à pleurer et est sortie en courant de la classe. Tout le monde m’a regardé et j’ai vu que beaucoup n’étaient plus les mêmes que ceux qui étaient avec moi.
Puis tout d’un cou je me suis un peu rapelé de l’opérassion et d’être devenu un téligent. J’ai dit mon Dieu cette fois c’est vraiment du Charlie Gordon. Je suis parti avant qu’elle revienne dans la classe.
Voilà pourquoi je m’en vais d’ici pour de bon à l’Asile – école Warren. Je veux plus qu’il arive quelque chose comme cela. Je veux pas que Miss Kinnian aie du chagrin pour moi. Je sais que tout le monde a du chagrin pour moi à la boulangerie et je veux pas cela non plus. Je m’en vais donc quelque part ou il y a un tas de gens comme moi et ou personne s’inquiète que Charlie Gordon a pu être un génie et que maintenant il peut même pas bien lire ni écrire.
J’emporte un ou deux livres avec moi et même si je peux pas les lire je m’y exercerai beaucou et peut etre que je pourrai même devenir un petit peu plus un téligent que j’étais avant l’opération sans opération. J’ai une nouvelle patte de lapin et une pièce porte-bonheur. Il me reste même un petit peu de cette poudre magique. Peut-être que tout cela m’y aidera.
Si jamais vous lisez cela Miss Kinnian n’ayez pas de chagrin pour moi. Je suis content d’avoir eu une seconde chance dans la vie comme vous disiez d’avoir été un téligent parce que j’ai appris un tas de choses que je savais même pas existé au monde. Et je suis contant d’en avoir vu un peu. Et je suis heureux d’avoir tout retrouvé sur ma famille et moi. C’était comme si j’avais jamais eu de famille avant que je me rapèle d’eux et que je les revoie maintenant je sais que j’avais une famille et que j’étais une personne juste comme les autres.
Je sais pas pourquoi je suis bête de nouvau ni ce que j’ai pu mal faire. Peut-être que j’ai pas fait tout ce qu’il falait ou simplement que quelqu’un m’a jeté un mauvais sort. Mais si je mi mets et que je m’exerce beaucou j’arriverais peut être a être un peu plus un téligent et que je saurai ce que veulent dire tout les mots. Je me rapèle un peu du plaisir que j’ai eu de lire le livre bleu avec la couverture déchiré. Et quand je ferme les yeux je pense a celui qui a déchiré le livre et il me ressemble seulemant il a l’air diférent et il parle autre ment. Je pense pas que c’est moi parce qu’on dirait que je le vois par la fenêtre.
En tout cas, c’est pour cela que je suis parti pour essayé de devenir un téligent et de retrouver ce plaisir. C’est bon de savoir des choses et d’être un téligent et je voudrais conaitre tout ce qui existe au monde. Je voudrais pouvoir être de nouvau un téligent tout de suite. Si je le pouvais je m’assoirais et je lirais tout le temps.
En tout cas, je parie que je suis la première personne bête au monde qui a trouvé quelque chose d’un portant pour la sience. J’ai fait quelque chose mais je me rapèle plus quoi. Je supose que c’est comme si je l’avais fait pour tous les gens bêtes comme moi qui sont à l’asile de Warren et partout sur la terre.
Adieu Miss Kinnian et Dr Strauss et tout le monde…
P. S. : Dites si vous plait au prof. Nemur de pas etre si grognon quant des gens rient de lui et il aurait plus d’amis. C’est facile d’avoir des amis si vous laissé les gens rire de vous. Je vais avoir beaucou d’amis là où je vais.
P. S. : Si par hazar vous pouvez mettez quelques fleurs si vous plait sur la tombe d’Algernon dans la cour.
[1] Dans les pays de langue anglaise, on envoie des cartes (ou des petites lettres) le jour de la Saint Valentin (14 février) soit comme gage d’amour, soit par plaisanterie. (N. d. T.)
[2] Surnom de New York, d’après une ville proverbiale en Angleterre pour la folie de ses habitants (N. d. T.)
[3] Expression juive, en hébreu, correspondant à « Bonne Chance ! » ou « Cela porte bonheur ! » (N. d. T.)
[4] La République, livre VII, 518 d sq. (N. d. T.)